Les rues des villes, on le dit souvent, sont des veines dont les parois plus ou moins rugueuses abritent les fourmis que nous sommes. On le dit aussi tout autant, les maisons des villes, quoique concomitantes, sont des vases clos. Les voisins se connaissent peu, se disent rarement bonjour.
C’était le cas de mon voisin que je connaissais surtout pour sa chatte Aria. Ce sont mes voisins du rez-de-chaussée qui l’avaient baptisée ainsi, car elle ressemble au personnage de Games of Thrones avec son expression sévère et ses yeux légèrement globuleux.
L’an passé, Aria était venu porter un à un ses chatons chez Yves et Laurent, mes voisins et amis. Elle venait déjà se nourrir chez eux, en plus d’Arthur, le chat tigré qui est l’un des nombreux géniteurs à assouvir la pauvre chatte de ses chaleurs perpétuelles. Yves et Laurent avaient d’ailleurs adopté deux de ces chatons tandis que notre voisin en avait conservé un, alors que le quatrième chaton partait chez un autre ami. C’est à peu près la seule communication que nous avons eue avec cet homme.
Il laissait souvent sa porte ouverte, surtout durant les jours cléments. Aria était constamment dehors, gravide ou pas. Elle disparaissait le temps de donner naissance à ses petits, puis revenait manger chez Yves et Laurent. Arthur la chassait parfois, mais sans plus. D’autres chats viennent aussi roder sur le terrain de mes amis, car Laurent s’est trouvé une âme de protecteur depuis quelque temps.
Ce printemps, Aria redevient gravide. L’hiver, c’est un peu plus difficile. La porte du voisin demeure fermée. Les chatons naissent. La porte du voisin est d’ailleurs depuis longtemps entrouverte. Cela ne nous surprend pas. Le printemps est frais, parfois même froid. Nous voyons apparaître les chatons. Nous sommes bien entendu intrigués des robes résultantes, car il y a tellement de chats autour d’Aria qu’elle nous réserve toujours des surprises.
Trois ou quatre jours très chauds arrivent. Une odeur pestilentielle surgit, au départ on ne sait d’où. On croit à un animal mort sous la galerie, mais l’odeur se précise, elle vient de l’étage. Comme Aria montre des signes de détresse et qu’elle tente d’attirer les chatons vers le bas — on la devine vouloir nous emmener sa progéniture — Laurent décide d’aller cogner en soirée à la porte ouverte arrière du voisin. L’odeur est forte. Déjà à l’entrée de la cuisine, l’odeur devient insupportable et le spectacle dans la cuisine est plus que désolant. De la nourriture partout, des bouteilles renversées. Laurent essaie de s’avancer, mais il est pris de panique, devant surtout contenir des souvenirs traumatisants. Il rebrousse chemin et Yves, son mari, appelle les policiers.
À leur arrivée, il est 21h. Ils sont deux, montent le même escalier emprunté par Laurent. Les chatons se sont enfuis dans la cour arrière. Les policiers constatent le même délabrement et odeur, reculent et décider d’y aller vers l’avant pour voir s’ils ne verraient pas quelque chose de la fenêtre. Ils nous demandent si nous n’avons pas des masques quelconques. Je suis en rénovation, j’ai des masques anti-poussière qu’ils acceptent volontiers.
La fenêtre de la chambre, qui donne sur l’avant est opaque et leur tentative d’éclairer la pièce leur font vite découvrir qu’un drame s’est opéré. Ils décident de défoncer, entrent, en ressortent à peine trente secondes plus tard, pris de nausée.
— Fuck ! de dire l’un d’eux.
Ils descendent rapidement près de leur voiture, des douleurs au ventre, prêts à vomir.
— Y é noir, s’tie, j’ai jamais autant vu de mouches de ma vie ! J’ai jamais vu rien de pareil !
Ils en ont vu certes d’autres, mais pas de ce genre. Ils se parlent entre eux sans remarquer que je suis là.
— Fuck ! Ça doit ben faire deux ou trois semaines qu’il est mort !
Je leur propose de l’eau, du haut de mon balcon de voisin tranquille. Ils reprennent leur esprit et me sourient.
— Ça va, monsieur, nous avons ce qu’il faut dans la voiture.
Un policier sort le ruban que l’on voit dans tous les films et sécurise la porte afin de préserver les lieux. L’autre retourne à l’arrière pour discuter avec Yves et Laurent qui avaient réussi, entre-temps, à attraper les trois chatons avec l’aide étonnante d’Arthur qui était là pour mettre sa grosse patte sur les chatons qui s’enfuyaient devant Laurent. Aucune trace du chat de l’an passé supposément resté avec l’homme. Aria était introuvable. Les chatons sont sains et saufs dans la maison de mes amis.
Nous rentrons chez nous, j’allume de l’encens, car l’odeur, ma foi, comment dire, c’est l’odeur de la fin des choses. Je m’endors pourtant rapidement. Je suis étrangement calme dans ce genre de situations. Il en allait autrement de mes amis. Je me suis endormi même si je savais que de l’autre côté du mur, un homme gisait putréfié et noirci dans un concert de mouches heureuses.
J’ai su que le corps ne fut retiré que vers les 3 heures du matin. Laurent ne dormait pas et un policier est venu prendre sa déposition vers 1 heure.
Le lendemain, Yves est venu me voir, me demandant si je ne pouvais pas prendre les chatons. Ce fut l’enfer la veille, car trois chatons face à trois chats adultes, ce n’est pas l’amitié immédiate. J’ai accepté et mes amis sur Facebook ont pu suivre l’évolution des petites bêtes, au début craintives, puis de plus en plus… euh… espiègles ? adorables ? enjouées ? drôles ?
Sur Facebook, on m’invite à les garder, car les chatons semblent m’avoir adopté. De son côté, Yves a entrepris les démarches auprès d’un refuge, après les conseils d’un autre gentil voisin qui y travaille bénévolement. Le refuge nous garantit que les chats ne seront pas euthanasiés et qu’ils seront placés dans une famille d’accueil.
Moi, ça me libère, je n’ai ni la volonté, l’argent ni l’esprit à recueillir trois chats. J’ai assez donné à la gent animalière et j’ai autre chose à faire, notamment finir mon appartement durant mes vacances qui débutent.
Et puis, il y a autre chose que j’aborderai dans d’autres promenades. Parlant de celles-ci, je les ai encore une fois laissées à l’abandon. C’est signe que ma vie ne se déroule pas au-dessus d’un clavier.
Un policier a rappelé Yves il y a quelques jours, a fourni l’identité de l’homme, qui a une fille. Celle-ci aurait émis l’envie d’accueillir les chatons, mais les tentatives d’Yves de la contacter se sont avérées vaines. L’homme était juste un peu plus jeune que moi. La police ne croit pas en une mort par suicide ni criminelle. L’homme souffrait, semble-t-il, énormément du dos.
Nous ne savions rien de tout ça. Les murs des maisons sont si opaques. Les drames se vivent comment autant de péchés inavouables. C’est triste et salvateur.
Quant aux chatons, ils sont heureux, innocents ne sachant pas du tout ce que leur réserve l’avenir. J’ai pris beaucoup de photos d’eux, à la fois ému et serein. J’ai d’autres chats à fouetter, comme on dit, même s’il ne m’arriverait jamais à l’idée de faire du mal à l’un d’eux.
Un homme est mort, seul. Beaucoup ont trouvé ça dramatique, triste. C’est surtout la grande douleur qu’il a présumément vécue, il me semble, qui est terrible. Je ne veux pas cependant laisser son drame me distraire de ma vie. Je suis au fond comme ces chatons. Faut bien continuer à vivre surtout avec, enfin, ces journées si belles et confortables devant nous.
On se reverra peut-être dans un paradis ou parmi les atomes de d’autres chats interstellaires.