À mon arrivée en 2008 dans le quartier, j’ai déjà remarqué cet homme vivant au-dessus d’un commerce. Il est difficile de le rater, car sa fenêtre donne sur la sortie du métro. Le geste chez lui est le même. Il se berce en lisant. Je ne lui connais pas de télévision, car on ne perçoit pas dans son appartement de ces lueurs caractéristiques du divertissement. Une radio égrène peut-être ses informations ou ses inepties.
L’homme est invariablement vêtu de la même façon, en Marcel, été comme hiver. Je ne l’ai jamais vu regarder par la fenêtre, ne devine chez lui aucun ennui ou désœuvrement. En réalité, je ne le connais pas du tout et je ne pourrais pas le reconnaître s’il se tenait ne serait-ce qu’à sa porte.
Le sentiment de pitié est le premier à s’exprimer en moi, mais je me dis que ce n’est qu’une de ces nombreuses projections qu’on lance pour masquer nos si peu attrayantes réalités. Il est, bien entendu, un homme solitaire, peut-être un gardien de nuit, comme on les représente dans les fictions, qui n’attend que son heure de partir, car il est vrai que, lorsque je passe devant chez lui, le jour, sa fenêtre est muette.
Il y a une semaine, je suis passé trois jours de suite devant cette fenêtre, au sortir du métro. Il n’y était pas, cela m’a surpris. Je me suis inquiété et pensé tout de suite qu’il était mort, qu’il était mourant depuis trois ans, se berçant tranquillement et que l’ombre venait enfin de recouvrir son existence. Ensuite, je me suis dit que j’étais vraiment trop bête. Je ne vis pas sur un horaire régulier. Mes déplacements sont aléatoires, sauf le mardi, soir de chorale. Alors comme pouvais-je croire qu’il était arrivé le pire à cet homme dont je ne connais rien, surtout pas la valeur de sa vie.
Et puis, le jour suivant, il était là, à se bercer. Je pouvais nourrir à nouveau le moulin incessant de mes pensées.
Tout cela pourrait n’être qu’une mince illusion. L’homme pourrait être un poète, un lettré, un homme qui aura choisi une simplicité si elle n’est pas volontaire, elle est à tout le moins acceptée. Le risque d’erreur est immense. Il suffirait de sonner à sa porte et lui demander de me raconter sa vie. Je tiens sans doute trop au château de cartes que j’ai bâti autour de lui. Et puis, on ne sonne pas comme ça chez les gens. Ils ne vous répondront pas et ils vous prendront pour un fou ou pour un voleur.
Pour dire vrai, je suis un fou. Un gentil tout de même et qui préfère inventer des réalités aux gens. C’est un loisir tout aussi inoffensif que de se bercer à sa fenêtre.