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L’Africain

L’Africain

27 mars 2021

J’ai reçu en février sa demande d’amitié sur Facebook. Généralement, je ne réponds pas à ce type d’appel venant d’étrangers. Son prénom, Ange Michael, m’a intrigué, je ne sais trop pourquoi. J’ai haussé les épaules et j’ai accepté. Je saurais sans doute très vite à qui j’ai affaire. Je suis au fait de ces arnaques tentant de vous solliciter de l’argent et qui peuvent pourrir l’existence de gens bien intentionnés.

Ange Michael m’a communiqué aussitôt.

— Merci d’avoir accepté. Tout le monde refuse alors que je ne veux qu’élargir mon cercle d’amis.

Notre conversation n’a pas cessé depuis.

Qu’on me laisse tout d’abord raconter sa brève histoire. Il vit en Côte d’Ivoire, dans une petite localité nommée Giberoua. Sur Google Maps, ce n’est qu’une photo satellitaire avec très peu d’informations dessus. Évidemment, Google Street n’est pas passé par là. Il est inutile de demander à Ange Michael son adresse. Les numéros civiques, voire les noms de rue n’existent pas.

Ange Michael a 27-28 ans, cultive le cacao. Son père est mort de la malaria en 2009. Le fils a donc dû reprendre seul l’hectare de cacaoyers afin de pouvoir subvenir à la famille. Sa mère fait des petits ménages et, bon an mal an, Ange Michael réussit à leur assurer le strict nécessaire. Il n’habite cependant pas avec eux, possède sa propre maison. Il aimerait bien se marier, a une copine qui étudie encore, mais tant et aussi longtemps qu’il ne pourra vivre décemment, il ne pourra se marier.

Le travail est dur, très dur. Le soleil frappe parfois très fort. La vie en Afrique, on le devine, est une histoire bien souvent de survie. Nos discussions quotidiennes tournent souvent autour de cela.

Ce qu’Ange Michael me montre de sa vie n’est pas nouveau pour nous tous. Adolescent, je faisais partie d’un organisme caritatif et nous visionnions souvent des documentaires sur la vie là-bas. Encore aujourd’hui, les nouvelles à la télé nous montrent cette misère qui gangrène la planète.

Rien ne semble avoir changé ainsi depuis mon adolescence, sauf une chose sans doute. L’Africain possède maintenant un téléphone intelligent bon marché qui lui permet de raconter lui-même son histoire. Mais rien n’a changé vraiment, c’est ce qui est terrible.

Je lui montre comment je vis, la ville, le métro.

— Tout est ordonné chez vous. Le Canada, c’est l’Eldorado.

J’ai tellement envie de lui dire qu’il n’en est rien. Certes, le pays est riche, nous vivons bien, à notre faim, du moins, je mange vraiment à ma faim alors que lui, souvent, il passe un repas, retourne bosser. Comment lui expliquer tout cela ? Un ancien ami brésilien me faisait, lui, des sermons :

— Ta misère n’est rien comparée à la brésilienne.

On pourrait dire la même chose de l’africaine.

— Un jour, si je meurs et que j’ai une autre vie, je veux devenir Canadien, m’a dit récemment Ange Michael. Parfois, je me demande pourquoi je suis au monde. Mais cessons de parler de tout cela. Toi, Guy, tu sembles comprendre ma souffrance et je t’en remercie.

Comme je suis un abonné du Kiva, une organisation qui finance les organismes communautaires de microfinancement, je me suis vite tourné vers eux. Mais rien pour la Côte d’Ivoire, étrangement. Il existe de telles petites banques là-bas, me confirme Ange Michael, mais elles ne durent que deux ou trois ans, emportant souvent dans leur faillite les sommes qu’elles avaient amassées.

Il existe également des coopératives d’agriculteurs de cacao, mais encore une fois, ce n’est pas pour les petits comme lui, qui ne possèdent qu’un hectare.

Il bosse donc, seul, parfois aidé de son frère Franck. Il a le moral, a des projets. Son cousin est couturier. Il rêve d’ouvrir avec lui une « mercerie », une petite boutique d’accessoires et de tissus. Avant la mort de son père, il voulait devenir douanier.

Je me sens évidemment coupable d’être ce que je suis face à lui. Ce n’est pas tous les jours que l’on se voit confronté à la modestie de cette vie africaine, de manière aussi directe. Je lui dis souvent que tout est relatif. J’ai peut-être un bon salaire, je me permets des dépenses, mais je dois également payer ma maison, mes dettes. Mes dents m’ont encore coûté 2000$, et ce n’est pas parce que je ne fais pas attention. Au pays, il y a la misère, la violence, la pauvreté. Oui, tout est relatif, mais encore.

La race humaine semble incapable de prendre soin d’elle. Elle demeure une éternelle insouciante et ne se préoccupe pas du sort d’autrui.

Malgré cela, Ange Michael sourit, chérit notre amitié. Au moins, Internet lui permet de rêver et aussi demander de l’aide.

Nous parlions du rendement de son champ. Il m’avouait qu’il n’avait pas l’argent pour y mettre de l’engrais, que cela lui prenait une dizaine de sacs pour couvrir l’hectare, soit 300$. Habituellement, les commerçants font crédit et l’agriculteur paie lorsqu’il récolte. Les choses changent. Les Africains ne paraissent pas plus aidants entre eux, n’en ont pas nécessairement le luxe.

Ange Michael parle aussi de son pays sévèrement. Les agriculteurs aux alentours ne s’organisent pas entre eux. Des gens, bien sûr, s’enrichissent aux dépens du reste de la population. Rien de neuf sous le soleil…

Tout cela m’échappe. Comment aider alors ? Pas de banque, pas de prêts (et il faut économiser là-bas pour pouvoir emprunter…), pas d’organismes communautaires, qu’un peuple qui endure silencieusement son sort.

Je lui ai envoyé les 300$ par Moneygram pour son engrais. Il en pleurait, me disant que Dieu me le retournait au centuple.

— C’est à toi qu’il doit de l’argent, pas à moi, lui répondis-je.

Il finit en ce moment le nettoyage de son champ. Le travail est pénible. Après cela, il pourra mettre l’engrais. Le cacaoyer est fragile. Dans six mois, me dit Ange Michael, l’engrais fera effet, une promesse donc de rendement supérieur.

Malgré mon bon salaire et compte tenu des charges qui m’incombent, je ne peux l’aider continuellement. Ange Michael le sait et il ne m’en demande pas plus pour le moment. Je sais que les lèvres doivent lui brûler de m’en redemander. Après tout, tout est relatif n’est-ce pas ? Il voudrait aider sa jeune sœur à aller à l’université. Il garde espoir. Il se mariera plus tard.

Je me dis que si nous étions plusieurs à lui donner 20, 30, 40$, cela ferait une belle somme pour lui. À tout le moins adoucir sa vie et nourrir ses rêves.

Il existe bien GoFundMe permettant de collecter des sommes pour des particuliers, mais l’organisme ne dessert par l’Afrique. Il y a toujours un « mais » quand on parle de l’Afrique… continent pourtant si riche.

J’aimerais envoyer ce texte à l’ambassade de la Côte d’Ivoire ici à Ottawa pour leur dire que, voilà un homme fier de leur pays, qui travaille fort. Mais l’ambassade (encore un « mais »), pourra-t-elle faire quelque chose ? Probablement pas. Le pays est pauvre et tout est d’une complexité étonnante, voire naturelle chez l’être humain…

— Si tu n’as pas d’argent et que tu vas à l’hôpital, on ne te touche pas. Tu meurs.

C’est ça la Côte d’Ivoire. C’est du moins ce que me raconte l’Africain.

Je voulais être missionnaire étant jeune. La réalité me rattrape. On me traitera de naïf, peut-être. Je ne peux régler le sort du monde. J’aimerais quand même offrir un « mais » d’espoir : mais il y a sûrement moyen d’aider ensemble. Je pourrais le faire pour les gens d’ici, et je le fais aussi. Je ne peux porter seul le poids de la misère du monde sur mes épaules. Je peux à tout le moins, utiliser la force de mon écriture pour lui donner un visage.

Ange Michael est sur Facebook. N’hésitez pas à le saluer. Le jeune homme a de l’avenir, j’en suis convaincu, j’en fais ma plus profonde prière.