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Avec moi, votre nom s’éteint

23 juin 2012

J’ai écrit le texte suivant il y a plus de deux ans. C’était une commande pour un forum d’idées qui devait voir le jour sur Internet. J’ai été payé pour l’écrire. Le thème : la famille. L’angle demandé : ma vision de celle-ci en tant qu’homosexuel. J’avais droit à 800 mots.

Le texte ne fut jamais publié pour la bonne raison que le forum n’a jamais ouvert ses portes. Il faut mettre en contexte. Mon père venait de subir une opération chirurgicale, je me remettais à la révision intense des Mailles sanguines. Je crois que je peux maintenant publier ici cet opuscule. Si, un jour (qui sera vraisemblablement dans la semaine des quatre jeudis), le forum prenait vie, je ne crois pas que la publication ici du texte aura une conséquence négative. Je considère, pour ma part, avoir rempli mes engagements et, du fait de non publication, être en droit de reprendre mes billes. J’ai relu ça hier soir, et ça m’a fait sourire.

La sonnerie du téléphone me fait sursauter. L’afficheur me rassure, l’appel ne provient pas de l’hôpital où mon père se fait opérer. Au bout du fil, on me propose d’écrire, en tant qu’homosexuel, un texte sur la famille. Huit cents mots, top chrono. J’accepte, puis raccroche.

Le téléphone sonne aussitôt. Ma sœur m’annonce que l’opération subie par mon père est réussie. Je me détends, relâche les craintes que j’avais fermement bâillonnées au fond de mes pensées. Devenues inutiles, elles s’évanouissent comme des fantômes. Mon vénérable père, celui qui m’appelle encore « son petit harçon » (ce n’est ni une faute de frappe ni, chez lui, un problème de langage), vivra encore longtemps.

En ce moment, ma vie se synchronise sur le thème de la famille. L’opération, l’écriture de mon roman Les Mailles sanguines, le déclin du père d’une amie, et puis cette commande impromptue. Les idées vont, comme ces hasards, dans tous les sens. Huit cents mots pour un sujet si vaste, une vie, comme la mienne, comme les autres, si éclatée. Je ne pourrai qu’empiler quelques constats.

Débutons en affirmant que la dynamique familiale carbure dans le seul but de permettre à l’enfant de se développer. Point à la ligne. Avec passablement de variantes, l’organisation est sensiblement la même. Les géniteurs humains créent des clans. L’union fait la force.

Lorsqu’est né, en moi, et très tôt, le désir homosexuel, j’ai été confronté à plusieurs problématiques, dont la plus contrariante aura sans doute été celle de l’infertilité. Je suis un être humain, mon existence se meut dans un océan électrifié par ma génétique. Que j’aie toutes mes dents ou que je morde sans elles, je tente peu ou prou de faire comme les autres : transmettre.

Or, pas de pot, l’orientation que j’accepte de vivre me met tout de suite des bâtons dans les pattes et les futures rencontres familiales seront invariablement teintées des mêmes interrogations intrigantes de ma parenté. Mais qu’est-ce que t’attends pour nous faire des enfants ? T’es beau, t’es fin, pis t’as pas de petite amie ? Ma grand-mère, dans sa grande patience, a fini par ne plus me poser de questions. J’ai préféré ainsi l’éviter, me sentant curieusement coupable devant elle comme si je lui avais promis l’éternité qui ne viendrait forcément pas de moi. Il m’a fallu aussi beaucoup de temps avant que j’accepte de révéler mon homosexualité à mes parents. J’ai attendu d’être en couple. Et heureux.

Ajoutons à l’insulte que je suis seul garçon de la famille. Avec moi, le nom de celle-ci s’éteint symboliquement. S’il ne s’agissait que de transmissions de chromosomes, je n’aurais eu qu’à peupler les banques de sperme. Mais dans la grande marmite de l’évolution humaine, le nom est un minestrone qui ne contient pas que du sang. Il s’assaisonne de mémoires, de souvenirs, de culture, d’émotions. Véritable ADN métaphysique, la famille se définit dans sa durée et sa continuité. Ne pas fonder de famille revient à stopper la variante, que l’on est, de l’histoire. C’est parfois une bonne chose, quand l’ADN est vicié, souvent regrettable quand la souche semblait si prometteuse.

J’aurais aimé avoir des enfants et les enfants me le rendent bien. Les bébés s’endorment sur-le-champ avec moi... Je leur susurre une balade et hop ! ils sont drogués pour la nuit. J’ai des amis homosexuels qui s’enorgueillissent d’être père ou mère, de voir, bon an mal an, leur petit bout de choux devenir grand. Ces gens-là poursuivent la danse. Je les envie parfois.

Chez l’homosexuel, avoir des enfants relève de l’accident ou du cheminement tortueux. L’homosexuel aura pu ainsi vivre en straight suffisamment longtemps pour avoir élevé une famille, ou il passera des pactes avec une mère porteuse ou un père géniteur. Ils sont plus nombreux que l’on croit celles et ceux prêts à donner un coup de main à l’espèce. Je suis le premier à vouloir privilégier l’éclosion de la sacro-sainte famille. Nos gouvernements n’en feront jamais assez. Je suis également d’avis qu’il faut réinventer ou permettre la biodiversité familiale. Les homosexuels cognent à la porte des orphelinats. Il est grand temps qu’on leur permette d’être parents à part entière. Certains d’entre eux failliront, la plupart ne seront ni moins bons ni pires que les parents dits traditionnels qui ont préparé à la vie l’espèce humaine telle qu’on l’observe. Je fais seulement le pari que, plus il y aura de gens pour fonder des familles (c’est-à-dire, des foyers d’émergence), plus il y aura de chances d’offrir du bonheur et de l’avenir à nos enfants.

De mon côté, il est trop tard. J’ai fait de grandes petites choses dans ma vie. J’ai été publié cinq fois. Je peux ainsi me dire que, à défaut d’avoir transmis le code familial, j’aie pu laisser une trace dans l’univers des mots. Mes livres sont mes « bébés ».

Sept cents quatre-vingt-dix-huit mots déjà. Bon sang, je n’ai encore rien dit. Stop. Je suis une non-histoire.