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L’élusif savoir

27 février 2012

J’ai rencontré W. à l’épicerie. Il a le même âge, à quelques jours près, que mon père. W. a fait partie, pendant quelques années, de L’Ensemble vocal Ganymède. Il a quitté l’ensemble l’an passé. Je le voyais fatigué et, pour être honnête, sur le déclin. Hier, il m’offrit un portrait à des lieues de cette première impression. Il chante simplement dans une autre chorale, trouvait ennuyant et éreintant le travail de notre chef fort exigeant. Là, il est heureux dans sa revisite de la Messe en si de Bach.

Comme toujours, cet homme m’étonne et je lui voue un profond respect. J’aimerais être comme lui « à son âge », comme on dit. Artiste, comédien, il n’a de cesse de flirter avec de multiples projets. Il apprend (ou a appris) l’espagnol, la guitare, se tape en ce moment la grosse brique de Charles Taylor, A Secular Ages.

Homosexuel, il a tout été marié, eu un ou deux enfants. Et j’apprends, durant notre conversation, qu’il avait fait sa théologie ou du moins a-t-il écrit une maîtrise en ce domaine.

-- J’ai relu ma thèse, écrite dans les années soixante.

Il s’arrête, sourit, son esprit tâchant visiblement de trouver le mot juste sur ces années d’illusion.

-- Je me suis aperçu que je ne savais pas ceci, pas cela. Je n’avais pas encore vécu.

-- Tu es différent maintenant.

Il m’a encore souri, son visage s’éclairant à la petite bougie de l’esprit d’un homme qui en a vu d’autres. Il aurait pu être Goldmund souriant à Narcisse, avant de s’éteindre, heureux d’avoir exploré la sensualité débordante de l’Univers.

J’aurais pu lui demander ce qu’il sait maintenant qu’il ne savait pas à l’époque. Je crois qu’il n’aurait pas su me répondre, car ce savoir-là, ce savoir de la vie qui s’imbibe par les pores de nos innombrables pensées, est aussi intangible qu’évanescent, une sorte de gai savoir à la Niettzsche.

C’est sans doute ce que je ressens le plus chez ce vénérable homme, la fragile tragicomédie de nos frugaux instants sur la planète.

Je souhaite demeurer, moi aussi, un enfant du savoir, j’espère vivre longtemps, ignorant à me gaver du miel de l’existence.

Longue vie à toi, W.