« Veux-tu la montre de ton père? » Surpris, mon premier réflexe a été de refuser, car j’ai une de ces montres modernes qui vous parlent et vous accompagnent autrement que pour l’heure.
Papa s’était éteint la veille. On lui avait enlevé sa montre quelques jours plus tôt, car le bracelet faisait de mauvaises marques sur sa peau déjà irritée et atrophiée.
« Un souvenir, tu sais. » J’ai acquiescé, tendu la main et mis la montre dans la poche droite de mon pantalon. Toute la journée durant, pendant que nous nous remémorions déjà les derniers instants, que nous commencions déjà à coudre la courtepointe de nos souvenirs, je plongeais ma main dans la poche et caressais le bijou.
Dans la même journée, maman m’a présenté son Kanuk tout neuf qu’il n’avait porté que deux ou trois fois pour se rendre à l’hôpital recevoir des soins. Elle en profita également pour me remettre un gilet de coton confortable qu’il n’avait pas porté non plus.
Je porte du médium, ces vêtements sont du large, notamment parce que papa était tout de même plus pesant avant sa maladie. Toutefois, ils me vont assez bien.
J’étais à la fois mal à l’aise et touché. Mal à l’aise, car bien que je sois le seul garçon de la famille, je pensais que les beaux-frères pouvaient profiter de ces vêtements. Touché parce que les objets sont un prolongement de l’identité d’une personne même après leur mort.
En essayant le Kanuk, je me suis serré fort dans mes bras pour renouer avec la présence de mon père. J’ai failli fondre en larmes et mes sœurs m’ont souri.
De retour chez moi, je suis allé chercher dans un tiroir l’autre montre, beaucoup plus ancienne, que mon père m’avait lui-même donné. Une Bulova à la vitre fissurée. Papa l’avait troquée pour la nouvelle qu’il avait achetée en compagnie de maman.
J’ai compris à cet instant le pouvoir volontaire mais spontané du deuil. Ce que faisait maman participait au contrôle de sa nouvelle existence, une appropriation qui prendra du temps certes, surtout après avoir passé soixante-six ans avec son homme. Ce sera dur, car en retrouvant mon appartement, je ressens déjà les vagues déferlantes des derniers jours, mais aussi de tous les gestes et paroles que j’aurai partagés, échangés avec papa. J’imagine que cette houle sera d’autant plus cahoteuse pour maman.
Papa est mort dans sa maison. Durant les quelques jours passés à Sainte-Croix, j’ai pu observer ainsi le travail dévoué allant au-delà du professionnalisme des médecins et des infirmières. Nous avons échangé avec eux, leur avons offert nos sourires et notre bonne humeur en guise de remerciements. Ils sont débordés dans un système de santé qui peine à comprendre qu’il en coûte pourtant moins cher d’offrir des soins à domicile que de tabler sur des centres hospitaliers toujours trop loins.
Je n’ai pas attendu le décès de mon père pour reconnaître son héritage. Déjà au travail, aux collègues que j’accompagne, je répète la même question qu’il me posait lorsqu’il m’appelait: « Qu’est-ce qu’il y a de beau dans ta vie qui me regarde? ».
Évidemment, je ne vais pas jusqu’à dire: « Salut, mon petit garçon » (avec un « h » aspiré, oui…). Une salutation qu’il disait également, je crois, à ses petits-fils. Cette phrase nous appartient. Elle témoigne de la douceur de cet homme.
J’aimerais offrir en hommage, non pas mes mots, mes un long extrait de la lettre qu’il nous écrivit à l’occasion du 45e anniversaire de mariage, il y a de cela vingt ans. Il l’avait rédigé à l’insu de tous et il avait tenu à nous la lire avant que nous n’amorcions nous mettre la lecture de nos propres lettres.
Lettre à mes enfants
À la fête de ma mère, vous, mes enfants, vous avez manifesté le désir que j’écrive quelque chose sur vous. J’en profite aujourd’hui puisque vous êtes tous rassemblés.
Je me suis dit : je vais écouter mon cœur et essayer de vous dire une partie de ce que je pense ; ce n’est pas une coutume pour moi, car je suis un homme qui n’a qu’une amie et c’est votre mère. Je n’en ai pas besoin d’autre.
Vous autres, vous n’êtes pas mes amis, vous êtes mes enfants et vous serez toujours mes enfants.
J’ai toujours su que j’aurais des enfants, cela faisait partie de ma vision de la vie.
Je suis un homme qui est né sur une ferme, donc près de la nature.
Ce fut ma première école de la vie. Pour évoluer, étant jeune, j’ai regardé la nature et la manière que mon père fonctionnait face à tout cela. Car mon but était d’évoluer et pour avancer, j’aurais besoin d’avoir des enfants. Je devais choisir une compagne et une amie pour cela, car je suis très indépendant et solitaire et j’aime cela comme cela.
Vous allez peut-être dire que je suis macho, mais si c’est ainsi et je l’accepte.
J’ai choisi une compagne mais il me restait à la séduire, comme ce qui se fait dans la nature humaine. Je la voulais belle, grande, indépendante, capable de marcher toute seule, habile de ses mains, bonne cuisinière, intelligente, amoureuse. Je la voulais aussi comme amie, car ce serait la seule personne à qui j’oserais me confier. Elle devait être capable de me laisser vivre ma vie, car je ne suis pas un homme qui peut vivre avec une poignée dans le dos. Je la voulais parfaite.
Il y a un proverbe qui dit : cherchez et vous trouverez. Je n’avais pas de misère à avoir des blondes (je « pognais » comme on disait.) Je cherchais, mais je ne trouvais pas.
Un avant-midi à l’usine d’Arthabaska où je travaillais, durant la pause, j’ai aperçu la merveille que je cherchais. Elle travaillait dans la maison à côté de l’usine ; elle était allée secouer un tapis, sur la galerie. Je me suis dit : c’est elle, je la veux et je l’aurai. Vous allez dire : maudit macho encore !
J’ai laissé la blonde que j’avais dans le temps. Il me restait à conquérir Irène, mais je savais que j’en serais capable.
Et cela fait maintenant quarante-cinq ans qu’elle est mon amie, ma maîtresse, car votre mère est une vraie femme, ce qui était essentiel pour moi.
J’aime la femme qui est votre mère, si j’ai été capable de la garder, c’est que je l’ai laissée libre de ses actes. Je me disais que, si je mettais en cage un oiseau précieux comme elle, elle mourrait ; je voulais la garder toute ma vie. Elle est spéciale votre mère, je la voulais ainsi.
Donc, j’avais tout pour fonder une famille. Le reste, je n’y pensais pas, j’étais un peu beaucoup inconscient, mais c’est moi ça.
J’ai commencé par lui dire que je vendrais mon auto et que l’on devrait se marier. Je l’ai prise par surprise et elle m’a dit « oui ».
Depuis longtemps, je demande à mon esprit, sagesse, paix, sérénité, santé et confiance en la vie, donc en moi. J’avais la santé et confiance en moi.
[...]
Vous savez, quand je suis avec mes enfants, je suis toujours avec les plus beaux et les plus fins. Je suis sincère quand je vous dis cela. Car vous êtes tellement différents, uniques et merveilleux.
Vous ne m’appartenez pas, car je ne vous ai pas choisis, comme enfants, c’est vous autres qui m’avez choisi comme père.
Je vous en suis très reconnaissant, vous m’avez permis d’évoluer dans cette vie. Vous êtes mes oiseaux, mais je n’ai jamais voulu vous mettre en cage, car vous étiez trop précieux. Je vous aurais détruits, je vous aime trop.
Il ne faut jamais regretter nos expériences passées, parce que tout ce que l’on vit nous fait avancer, mais nous pouvons regarder en arrière pour mieux nous connaître.
Toutes les fois qu’il y a eu quelqu’un qui a voulu vous mettre une poignée dans le dos et vous mettre en cage, vous avez été malheureux. Ne vous laissez plus faire, car la vie est trop courte et vous ne devez rien à personne.
Aimez la vie et elle vous aimera, ayez confiance, car tout finit par passer. Demandez et vous recevrez, la vie vaut la peine d’être vécue.
J’en suis rendu à ma soixante-huitième année. Je remercie Dieu d’avoir eu la chance d’avoir des enfants comme vous autres. Cela m’a permis de grandir.
Quand j’analyse ma vie, je peux dire mission accomplie. J’ai fait ce que j’avais à faire ; j’ai beaucoup aimé, j’ai fait mon possible.
Mais j’aimerais bien vivre pour continuer à vous voir évoluer ainsi que mes petits-enfants. Tout cela, je le dois à la chance que j’ai eue d’avoir une épouse, une mère, une amie et une maîtresse qui a voulu faire sa vie avec moi. Cela n’a pas toujours été facile pour elle !
Merci, Irène, tu es ma plus précieuse, je t’aime beaucoup et je te dois beaucoup.
Jacques
***
Merci papa, je t’aime.