On pourrait facilement croire, à la lecture de ces promenades, que mes jours sont un insistant ars moriendi. Hier donc, secondes funérailles de l’année et il y a tant à dire.
C’est la rencontre familiale obligée où on a l’occasion de revoir et aimer la parenté, de s’apercevoir que tous vieillissent, de se reconnaître en eux et, en même temps, de se sentir profondément étranger à leurs vies, de se rendre ainsi compte qu’on connaît peu les histoires de sa famille, qu’il y aurait grande matière à roman. Michel Tremblay et cie l’ont compris et ils puisent à un même filon l’essentiel de leur création.
C’est la chance de parler à sa propre famille, de revoir son père et sa mère, ses sœurs, d’aimer rigoler avec eux, d’être agréablement francs en se gardant tout de même une petite gêne. On se rassure d’être encore en vie et on commence à se dire qu’on risque de se voir de plus en plus souvent pour de telles réunions.
Les strates inférieures de la lignée s’enfoncent lentement, les strates supérieures s’épaississent et prennent racine dans le terreau ainsi formé. On s’en rend tous compte et, tels des condamnés, on affronte la mort qui, embaumée, occupe le devant de la salle, prête à entendre les souvenirs des vivants.
Je fus touché par les témoignages des enfants de Bruno. Ils ont tour à tour, avec émotion, décrit l’existence de ce « gars ordinaire », un Léo Ferré méconnu, qui avait un beau vocabulaire et lavait des planchers. Comme ces prêtres ouvriers qui s’incarnent et qui font surtout la sourde oreille aux médisances de leur Église, Bruno chantait l’injustice, et grattait sa guitare pour alléger le cœur éreinté des petites gens.
De précieuses lèvres pourraient avancer qu’il n’était qu’un artiste ou un poète raté. Les miennes rétorqueront que cela a très peu d’importance, car seul le Temps, le frère de la Mort, en décidera, et longtemps après que les pharisiens eurent fini de mariner dans leur vinaigre. Bruno n’a pas eu le succès qu’il méritait diront plusieurs. On n’en saura fichtrement rien. Fin de la discussion.
Sur le mur, au-dessus de la tombe ouverte du défunt, le mot « papa » écrit en grosses lettres oranges fleuries. À gauche, une guitare en fleurs, une autre à droite, du même ton. Bruno et sa guitare, l’oncle qui chantait, pour la famille de ma mère, le frère qui mettait du pep dans les réunions. Pour sa famille, à la lumière de ce que j’ai pu comprendre hier, il était le papa chanteur. Les enfants connaissent tous par cœur ses compositions un peu western, pour son frère et filleul Serge Giguère qui en avait fait un documentaire (L’homme qui chantait s’ua job), Bruno représentait cette voix populaire qui insistera toujours pour se faire entendre, à sa manière, et sans façons, celle qui s’exprime parfois un peu trop étroitement, mais toujours avec sincérité.
On dira que cette voix se confond à l’enfance, qu’elle est naïve. Je dirai qu’elle ne se fait pas d’illusions et qu’elle est ainsi, davantage proche de la vérité, et que, à bien y penser, on est tous assis dans un petit bar sombre, à siroter notre désir de vivre et s’enivrer de quelques plaisirs, à écouter un chanteur obscur nous dire doucement nos quatre vérités. Se rappeler qu’il faudra bien mourir. Et pour l’heure, il faut surtout bien vivre.