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Mario est mort

2 décembre 2011

Je devais avoir neuf ans ou était-ce plus tard, je ne saurais le dire. Il y va de mes souvenirs comme de mon appartement, c’est mal rangé. Nous venions à peine de déménager à Sainte-Croix-de-Lotbinière. Je suis originaire d’une petite ville à l’intérieur des terres. J’arrive, un matin, dans cette nouvelle école primaire de campagne. Tout le monde de ma classe pleurait. « Mario est mort » qu’on me dit. Je regarde les gens et demande qui c’est. Je suis, moi aussi sous le choc, un garçon de notre âge a été retrouvé pendu dans sa chambre. Mais je ne montre pas d’émotion, car je ne connais pas le garçon, et, comme je suis nouveau, je ne possède pas encore ces attaches émotives avec le milieu.

Mon enfer à moi, pour ainsi dire, commençait. Mes futurs « camarades », du moins certains, mais encore là, c’est tellement vague dans cette insouciante mémoire, m’ont vite pris en grippe, car je n’avais pas pleuré. Du coup, je passai pour un sans-cœur. J’étais pourtant content d’arriver à cette école, car je me sauvais en fait de la première, celle de ma ville natale où j’étais celui qu’on aimait battre après les heures de classe, celui qu’on moquait et harcelait. Dans mon souvenir, ce manquement à l’étiquette du pleurnichage m’a valu mes autres déboires à l’école.

Je fus donc longtemps, longtemps la risée de mes compagnons. Les jeunes de la campagne sont tout aussi durs que ceux de la ville, sinon davantage. J’étais, de surcroît, le chouchou des professeurs, j’avais de bonnes notes, je réussissais. J’ai quand même survécu et, plus tard, même si mes notes devinrent passables, au secondaire, au cégep et à l’université, j’ai tout de même obtenu mes lettres de noblesse d’adulte. Mon parcours est en dents de scie, certes, j’ai mes problèmes et mes plaisirs, comme nous tous et je mourrai peut-être de mon stress. À la fin, on pourra élaborer toutes les conclusions que l’on voudra, je serai mort de toute façon.

Ce n’est que ce matin que je prends connaissance du suicide de Marjorie. J’ai lu sa lettre d’adieu apparue brièvement dans un journal électronique. Je trouve ça dommage, un petit bout de jeune femme qui semblait sympathique. Je ne pleurerai cependant pas, cette histoire est trop éloignée de la mienne. Un tas d’idées bouillent cependant. Je pense à ce spécialiste qui dit qu’il ne faut pas chercher un ou des coupables. Je suis d’accord avec lui. Le problème est toujours plus grand que les causes.

Et je pense surtout à tous ceux qui survivent qui, quotidiennement, réussissent à soulever ce poids de l’échec qui les menace. À une certaine époque glorieuse de certains rois, un simple mot pouvait suffire pour vous mettre en disgrâce. Il fallait user d’intelligence et de finesse, et sûrement de beaucoup de malhonnêteté, pour arriver au sommet. Maintenant, les mots causent autant de douleurs et de blessures, comme si notre espèce jouait sa survie par cet exercice darwinien qui consiste à devenir le plus fort en écrasant toute tête qui veut se démarquer.

Notre espèce est malhabile ; son intelligence produit autant d’étoiles que de volcans, de beautés que de laideurs (d’où la photo de ce matin...). Je ne surprendrai personne en disant que notre monde ne fait pas encore dans la dentelle.

Il est clair que Marjorie n’a pas eu cette force. J’en connais d’autres qui, malgré les quolibets, se sont forgé soit des névroses, soit des armes ou des carapaces. Et ils ont poursuivi leur existence. Je ne suis pas certain qu’il y ait plus de suicides chez les jeunes qu’avant. Rien n’est documenté et il suffit de creuser dans nos mémoires, si imprécises soient-elles, pour réaliser que la violence a toujours existé. Elle semble faire partie de la « joute ». On en prend peut-être heureusement davantage conscience (comme pour bien d’autres choses). Il est dangereux cependant de chercher la cause facile pour qu’on puisse passer à autre chose. Ce n’est pas parce que c’est complexe qu’il faille baisser les bras.

Il faut donc davantage se rappeler notre route pour comprendre ce qui s’est passé pour Marjorie, et peut-être pour ce Mario (était-ce d’ailleurs son prénom ?). C’est par le dialogue qu’on arrive à défaire les drames. Dans sa lettre, Marjorie s’excuse encore de faire de la peine à tout le monde. Sa lettre manque étonnamment de drame, ou on est tenté de n’y lire là que les angoisses ordinaires d’un(e) adolescent(e) en processus d’adaptation au monde très rude de la vie.

Cela n’excuse rien, bien sûr. Et, bien sûr, il faut dialoguer, faire taire cette intimidation. Bien que le combat sera toujours présent entre nous — la survie de notre espèce en dépend —, j’ai espoir plus belles noblesses que les victoires injustes. Mais pour ce faire, il faudra toute notre volonté. J’ose demeurer optimiste.