Tout ce que mon corps est pour moi, je m’en rends à peine compte. Il est à la fois mon origine et ma fin. Il fut un temps accroché au récif de ma mère. J’étais un poisson. De cela, je n’en ai de traces que dans l’ADN transmis par mes parents. Je ne me souviens ni de ma conception ni de ma naissance, comme si ces moments ne m’appartenaient pas, comme s’il s’agissait d’un mystère plus insondable que la raison divine.
À mon premier jour, les eaux se sont ouvertes et j’ai ouvert mes branchies. Mon corps savait quoi faire, et il le sait encore. Il est mon ami, mon compagnon, accepte les errances de mon esprit. Il est mon esprit. J’en jouis, j’en souffre. Je cultive avec lui une relation ambigüe, ne sais quand il parle, ne devine pas quand il se tait. Il est mon serviteur, s’occupe des tâches quotidiennes. Je sais que je dois le surveiller, car il est parfois trop bête, accumule de la graisse quand il ne faut plus, vomit quand il en a assez, me fait croire plein de balivernes juste à verser dans la sérotonine ou je ne sais laquelle des substances dont il est passé maître.
Si je me suis mis à la photographie, c’est un peu pour m’explorer, tant en tournant mon regard vers les autres que vers moi.
Mon corps ne dira rien lorsqu’il mourra, et je ne dirai plus rien, car je suis plus qu’une Trinité, je ne fais qu’un.
Quand je touche un autre corps, le mien s’affole, ouvre grand les yeux, veut goûter, manger, s’empiffrer. Accoster sur les rivages d’un autre donne le vertige et je sais qu’il faut garder l’œil ouvert. Les corps s’enivrent si facilement, ils se mettent à danser à la moindre résonance. Dans le corps d’un autre, vibre la fureur du big-bang. Et mes propres atavismes me racontent autant les mensonges que les vérités que je veux entendre.
Il n’est de vraie méditation que celle qui écoute son corps. Car notre chair est notre royaume. La conscience que nous en avons est une belle robe que nous enlevons parfois, le temps de nous aimer.