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Un piano au bois dormant

29 juillet 2020

Le sous-sol dans la maison de mes parents recèle un silencieux trésor, un piano droit de la fin du XIXe siècle. L’instrument a accompagné mon enfance. Ma mère aurait aimé que l’un d’entre nous apprenne le piano, car en bonne Giguère, elle adorait les ambiances enjouées, les réunions de famille où l’on chantait. Elle aurait tant voulu qu’on puisse accompagner n’importe qui ayant le goût d’en pousser une… Moi, j’étais dans les livres et le classique et l’improvisation folklorique n’était pas mon fort. Marie, la plus jeune dont je n’ai pas connu l’adolescence pour être parti tôt étudier à l’extérieur, m’a rappelé qu’elle avait fait six ans de piano. Maman avait pris quelques sessions avec le même professeur. Elle m’avoua qu’elle était trop nerveuse pour jouer, mais que son apprentissage lui avait permis de déchiffrer les partitions, ce qui l’aida beaucoup à la chorale de la paroisse.

Ce piano était arrivé dans la famille lorsque nous sommes arrivés à Sainte-Croix. J’avais 9 ans. Il a suivi les parents dans les deux maisons qu’ils ont habitées depuis 50 ans. Il est en bois d’ébène, possède toutes ses touches, est pesant comme une pyramide.

Maman l’avait fait accorder, mais dès le début, les accompagnateurs avaient averti que le piano ne pourrait pas être ajusté au la moderne, car on risquait d’abîmer la table d’harmonie. Je ne sais si cela est vrai ou le travail sur l’instrument dépassait tout simplement les compétences de ces honnêtes gens.

Hier, en rendant visite à mes parents, une visite tant souhaitée depuis le début de la pandémie, on a reparlé du passé et aussi du piano, des nombreux objets qui encombrent le sous-sol. Mon père a soufflé au printemps 86 chandelles, maman 82 en juin. La maison commence à être encombrée et ils émettent de plus en plus le désir de se défaire de certaines choses.

Au retour à Montréal, j’ai commencé tout de suite mes recherches. Bien qu’on ait dit à ma mère lors de l’achat que le piano datait de 1876, le numéro de série en mettrait davantage la fabrication à 1880. Ce qui complique les choses est que ce fabricant allemand de pianos a possédé plusieurs nominations et cette époque de la fin du XIXe siècle semble un peu confuse.

Quoiqu’il en soit, il est quand même fascinant de voir un vieux et solide piano allemand dormir dans le sous-sol d’une maison québécoise. Entre quelles mains est-il passé ? Quand a-t-il traversé l’Atlantique ? Quelles sont les mélodies qu’on a pu y jouer ?

Je ne me posais pas ces questions quand j’étais jeune. J’y venais verser quelques accords malhabiles pour accompagner mes états d’âme d’adolescent. Maintenant que mon présent se tapisse de la dentelle du souvenir, j’aurais aimé que cet instrument possédât sa propre mémoire qu’il suffirait de faire jouer, tel un piano mécanique.

Dernière question plus prosaïque : ça vaut combien une telle antiquité ? Il me semble qu’il serait stupide de l’abandonner à un illustre inconnu Kijiji…

N’y aurait-il pas lieu de lui redonner une nouvelle jeunesse, de lui permettre quelques habiles Chopin ou Ravel ? Si j’en avais le budget, je le ferais très certainement venir chez moi, ce vieux piano. Il serait ma continuité, mon lien avec cet heureux passé et présent qu’est ma famille.

Je jette une bouteille à la mer. Quelqu’un saura sans doute dire, faire pour ce piano. Il est beau et calme comme une certitude, un arbre. Il ne doit pas mourir.