Il y a de ces mélodies qui semblent tout expliquer, de ces airs qui, même dans une langue étrangère, nous saisissent à la gorge, transpercent temps et cœurs. Il y a de ces époques qui galvanisent les mémoires et les sentiments comme la période romantique.
Mon professeur de chant m’a soumis l’air de Lensky. L’opéra Eugène Onéguine de Tchaikovsky serait l’un des plus chantés. Il s’agit d’une suite de tableaux critiques sur la vie mondaine russe de l’époque. L’histoire est inspirée d’un roman de vers de Pouchkine et, bien entendu, pourra paraître obsolète, ridicule, de cape et d’épée, surtout de revolvers et de jalousie. Pour faire court, Onéguine, un dandy orgueilleux, est irrité qu’une beauté lui préfère le cœur fragile du jeune poète Lensky. Pour se venger, il choisit de séduire l’étourdie. Le pur Lensky s’en offusque, provoque en duel de façon irréfléchie Onéguine qui finira par leur tuer accidentellement. Le duel était interdit en Russie à l’époque. Il fallait donc faire semblant de tirer pour montrer son courage. L’air de Lensky se situe juste avant ce tragique combat.
C’est un air parfait pour le ténor, il peut y montrer ses plumes et ses couleurs tout en demeurant dans le registre du cœur brisé. On reconnaît d’emblée l’influence que cet air a pu, je présume, avoir sur des comédies musicales comme Cats, Notre-Dame. On y entend les mêmes accords et envolées, l’insistant désir du cœur d’aimer, le regret de ne pouvoir poursuivre, la fatalité, bien sûr, le cri des romantiques se tuant d’avance, car l’éternité ne pourra être pour eux, pour personne évidemment…
C’est bon à chanter, cela nourrit son âme comme le ferait un Minuits, Chrétiens. Et tout le monde pleure le beau Lensky, les dames voudraient tant posséder son cœur bouillant dans l’intimité de leurs draps, les homosexuels le couvriraient autant de semence que de baisers.
Ah ! les promesses et les mensonges de l’amour… Pleurez, pleurez avec moi, mes belles, mes beaux. On y croira toujours, on embarque facilement dans le bateau, même à des âges plus mûrs. La passion n’est pas que pour les jeunes, les regrets ne sont pas que pour les vieux. Tout concourt à l’orgasme et à ses petites morts enivrantes. C’est si beau, un ténor qui pleure.