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Ah... oh...

16 novembre 2013

Je veux que tu chantes en pensant à la satisfaction. Fais-le sur « ah ».
Je m’exécute. Mon professeur pianote un ton plus haut. Je recommence. « Je t’entends, mais je ne vois rien dans tes yeux. Où est ton bonheur à chanter ? » Piqué au vif, je me laisse aller en feignant ce bonheur si difficile à exulter. Le son qui sort de mon corps semble satisfaire Vincent.

« Maintenant, pense au mystère, à ce qui te subjugue, t’étonne. Chante-le sur “ou”. » Batinsse. Je vois vite où il veut me conduire, du genre « si tu veux chanter, mon bonhomme, va falloir que tu quittes les sphères de l’intellect. »

Moi qui me drape de passions, je m’aperçois rapidement qu’il s’agit là d’un épiphénomène de ce qui bout réellement en moi. D’ailleurs, à force d’alterner entre les « ah », les « oh », de les chanter tantôt dans le registre grave, tantôt dans celui plus haut, s’agrippent soudain à ma gorge des sentiments immensément chauds, troublants, surtout déstabilisants.

Tel un patient maître zen, Vincent cherche à faire éclore en moi cette voix de ténor qu’il a identifiée être la mienne. Il songe à ne plus insister sur les graves d’autant que, effectivement, lorsque je dois chanter un « la » grave ou encore et surtout un ton plus bas, un « sol », j’ai la nette sensation d’être aveugle, de ne pas en connaître la couleur.

Pourtant, en chantant dans les aigus, ma voix s’amenuise, peureuse ou fatiguée. Je suis bien confortable, comme bien des gens, dans les zones médianes. Je suis si peu habitué de cette liberté qui m’est offerte dans le cours, et je pourrais ajouter que surgit en moi une frustration d’être castré par toutes ces années heureuses à chanter dans un chœur. Je ne suis pas meilleur que mes camarades, j’ai cependant de plus en plus le goût de chanter ce que je considère, avec l’aide de Vincent, la vraie nature du chant individuel. Je n’ai rien à dire contre le chant choral. Il possède ses exigences auxquelles je suis prêt à me plier. Toutefois, il me faudra, le temps voulu, profiter de l’occasion de chanter ailleurs.

Ma voix de ténor est certes encore malhabile. Je suis redevenu un enfant. N’aurai sans doute pas le temps de devenir un adulte. Il n’empêche qu’à partir de maintenant, je vais jouer le jeu du bonheur, je vais prétendre aimer ces airs parfois si beaux mais aux mots si étrangers à ma vie. Quand j’aurai à chanter Dieu, je chanterai le vertige, tiens.

« Ahhhhhhh, ohhhhhhh.., then, shall the righteous shine forth as the sun in their heavenly Father’s realm. » Si on pouvait changer les paroles, mettre du Neitszche... mes yeux et tout mon être feraient peut-être plus facilement corps...

Le sentiment donc, soutenu par un acte simple de chanter, jamais cambré, comme si on respirait. « Je veux que tu respires calmement par le nez. Expire. Maintenant, inspire en tentant de savoir ce qui mijote à la cuisine. Que remarques-tu ? » « Le haut de mes narines s’élargissent. » « Bien... chante maintenant sur un “oh” en sentant plutôt qu’en respirant. »

Le son est plus large, mieux senti...

« Savoir et sentir, en italien, c’est le même mot. »

Je comprends, ému.