Il doit bien avoir 80 ans, sa colonne vertébrale cassée, faiblement adossée au siège de train, son bassin ventru lui servant de table sur laquelle il a sécurisé d’une main un Prions en église écorné, muni de quelques trombones et clips qui regroupent des pages. Le vieillard porte un béret à la française, son cou est entouré d’une écharpe neutre de la même couleur que le béret. À ses côtés, un parapluie tout neuf et un panier de veuve ne semblant jamais avoir été utilisé. Peut-être sont-ce là de nouvelles acquisitions qu’il étrenne pour la première fois. Il est dix-huit heures, la tempête est commencée là-haut.
Avec sa main libre, il fouille dans une sacoche dont la sangle lui étrangle un peu la poitrine. Il en sort un stylo Bic, le décapuchonne avec ses dents, retourne le stylo, enfonce le capuchon et, ainsi muni, tourne les pages du missel de fortune.
Il tourne encore quelques pages, ses yeux se plissent, paraissent dévorer la Parole. Un jeune homme entre dans le train, s’asseoit près du vieillard qui lève rapidement les yeux vers l’intrus, reprend immédiatement sa lecture sans empêcher une grimace qui pourrait exprimer soit l’agacement soit un sourire poli dont la mécanique s’est enrayée depuis belle lurette.
De mon siège, je peux observer le missel. L’ordinaire de la messe est scribouillé à souhait et l’homme en ajoute avec son stylo, semble réfléchir, puis griffonne encore. J’ai l’impression que son geste est inutile. Il doit connaître par cœur ce qu’il y est écrit. Il s’agit sans doute d’un missionnaire à la retraite, d’un moine esseulé ou peut-être d’un vieux garçon qui aura pris comme compagne sa foi. Il n’a qu’elle à qui parler, protégé, dorloté par la Mort qui attend près de lui.
D’ailleurs, c’est peut-être elle qui, soudain, s’empare de son souffle, car l’homme ne bouge plus, les yeux fermés, la bouche entrouverte, le missel libéré de l’emprise des doigts. Le train s’arrête, les portes s’ouvrent bruyamment. Tel ce corbeau des films d’épouvante, la Mort s’envole, relâchant sa prise. Le vieillard s’éveille, l’œil redevenu alerte, scrute à travers la vitre le nom de la station. Rassuré, il s’affale sur son siège, humecte un doigt, tourne quelques pages, note quelque chose. Une image pieuse tombe de son missel, il ne s’en aperçoit pas. Le jeune homme à sa droite se penche, la ramasse et la lui tend. Le vieillard, cette fois, s’étonne, remercie, happe l’image qu’il replace aussitôt n’importe où entre les pages du missel, adresse tout de même un véritable sourire qu’il ravale aussitôt, en reprenant sa lecture, oubliant le reste de l’univers.
En observant la scène, je me dis que je n’aimerais pas être cet homme heureux. Je ne comprends pas sa foi. Moi qui lutte contre mon vertige d’exister m’offusque par l’apparente faiblesse de cette âme dévote qui analyse à coup de style Bic la parole d’un Évangile dénaturé par deux millénaires d’oublis, devenu un mot-croisé vaguement spirituel.
L’homme, sûrement, je l’espère, aura fait le bien toute sa vie. Il pourrait être un vieux schnock, mais pour l’usage de ce billet, ce sera un homme de mission, au sourire paternel. Mon jugement envers lui n’est, en réalité, qu’une pauvre analyse, par surcroît inutile, de ma condition. Elle ne concerne pas la vie, les gestes de cette vieille âme. Je ne décris que pour mieux égoïstement parler de moi.
Je dois sortir du train qui arrive à la station où je débarque. Je m’en vais m’amuser au party de Noël de la compagnie. Je suis cravaté, endimanché. J’ai l’âge de ces rituels sociaux. Je laisse le vieil homme à sa prière. Je ne le verrai sans doute jamais, ne saurai quel mot mystère il aura pu découvrir dans son petit missel industriel.
Le quotidien est rempli d’histoires intenses. C’est sans doute là que réside la foi, lorsqu’on n’a de cesse de griffonner, dans nos têtes, autour des gestes et des paroles de l’existence.