Deux ans et demi de chant, guidé par un professeur, entouré de la vie, assis parfois à mon piano, à pousser des notes, à libérer tel ou tel chakra. Cinquante-sept ans à pousser ma respiration hors de moi, entouré d’humains, de machines, de progrès.
Il y avait, depuis une bonne trentaine d’années un ténor qui sommeillait, qui s’était fait dire de ne pas trop chanter trop fort, qu’il perçait. Vingt ans de chorale, ça vous tue un soliste. Et puis donc deux ans et demi, un professeur dit au ténor de réapparaître. Il se crée tant de remous parfois durant ces cours. Le professeur, patient, semble savoir où il s’en va. L’élève, lui, fait ce qu’il faut, se trompe, emprunte des chemins que le professeur lui dit tout de suite d’abandonner. Or, ces interdits soudains ne ressemblent pas aux anciens. Le professeur est un prisme ou un condensateur.
Il est certes trop tard pour que le ténor en moi puisse partir à l’aventure des concerts, mais ce ténor est là, dans ma voix. Quand je me compare à mes amis choristes, je sais que j’ai évolué. Quand je suis aux côtés de vrais solistes, la comparaison est juste vaine. Je suis un honnête paysan. Ils sont des princes et des rois, avec des gorges couronnées. Je laboure mon chant, ils récoltent déjà le fruit de tant d’années d’effort.
Il y a de cela quelques jours, un choriste m’a demandé ce que je ferais de ces cours. J’ai haussé les épaules et répondu, en souriant: rien. Je vais sans doute me trouver un choeur où il est permis de chanter avec toute l’énergie que l’on possède sans craindre d’enterrer les autres. Non pas qu’on m’interdise de le faire dans le choeur actuel, mais je dois tout de même constamment me retenir, fondre à la limite de l’exercice et, puisque je suis un ténor fatigué, ma voix n’est pas si merveilleuse au sein de voix plus habituées à demeurer perchées.
Chanter exige et n’exige pas de labeur. C’est en apparence contradictoire. Le meilleur chant provient d’une confiance aveugle à son corps. Le meilleur chant appartient également aux êtres doués à la naissance. Nous aurons, pour le concert de demain, un soliste mince comme un roseau, aux gestes graciles et susurrants. Or, quand il se met à chanter, un lion, que dis-je, un volcan large lance dans l’église sa voix jupitérienne. Impressionnant!
De mon côté, j’en suis encore à dompter mes oreilles orgueilleuses qui, de connivence avec le cerveau idéaliste, tentent de modeler mes cordes vocales, pour en faire de bonnes sauvageonnes habillées de vêtements inutiles pour elles.
Et pourtant, il faut tout de même atteler les bêtes, les dompter, canaliser leur lumière, leur force, un travail d’une vie. Bienheureux ceux et celles qui, comme ce soliste, jeune adulte, peuvent danser naturellement avec les bêtes sauvages. De mon côté, je m’assieds devant mon piano, mi-sage, mi-mule. J’ouvre une partition, j’essaie de chanter. Des chakras, je vous dis, ça libère des chakras et allège la digestion. Ces cours me servent bien sûr à quelque chose. Ils sont ma méditation, ma vie. Tout comme ces écrits qui, eux, savent davantage un peu plus danser. L’important est de demeurer constamment dans cet état de grâce et de chorégraphie, puisque nous sommes destinés à tourner en rond. Notre cercle n’est pas éternel. Il ne dure qu’un cycle. Nous ne sommes pas des planètes, mais des plantes saisonnières. Demain, notre chant sera du sable dans un désert que fouleront d’autres mélodies.