L’œil est une bulle. Il est précieux, nous donne le goût de la couleur, nous présente autant la beauté que l’horreur du monde. Il guide notre main, instruit notre pensée et, par-dessus tout, plonge ses tentacules dans l’abîme de l’amour. Que de plus précieux que le regard de l’autre, cet enchevêtrement de questionnements échangés par les chauves-souris que nous sommes.
Le mal voyant s’en tire pourtant bien, on le sait. Ses autres sens prennent le relais, la connaissance du monde ne se limite pas aux frontières du spectre lumineux. Peu importe, je serais triste de perdre la vue. C’est un truisme, mais tout de même une grave vérité et c’est d’autant plus vrai que, depuis quelque temps, l’œil gauche montre des signes de vieillissement. Un « cheveu » est apparu, un matin. J’ai cru au début qu’il s’agissait d’une poussière et que, avec un peu d’eau, elle disparaîtrait. Mais rien n’y fit. Le cheveu suivait mon regard, rien ne flottait.
Éclatement du vitré, diagnostiqua l’ophtalmologiste. Pour elle, rien de grave. Elle m’expliqua que le vitré, ce liquide dense, a tendance en vieillissant à se liquéfier, avec pour effet l’apparition de ces taches, plus « liquides ». Il peut s’agir toutefois des signes avant-coureurs d’un décollement de rétine. Elle me fit donc passer plusieurs tests d’autant que la pression de cet œil est particulièrement élevée. Je mis ma tête dans plusieurs appareils, on me dilata à l’occasion de deux rendez-vous, les pupilles. J’ai eu l’impression par moment d’être devant l’œil inquisiteur de HAL ou d’être bombardé par des rayons cosmiques. Il en a résulté de jolies photos toutes plus ésotériques les unes que les autres.
Bref, de m’expliquer ma docteure, j’ai un gros nerf optique, ce qui est une chance, ça va lui en prendre beaucoup avant de disparaître. La cornée est également fort épaisse, suffisamment pour résister à cette pression anormale. Quant au fond de l’œil, il subit une hâtive dégénérescence maculaire qu’il faut surveiller. Pour ce cheveu apparent dans le coin supérieur gauche de ma vision, il serait là pour rester… que ce n’est pas bien grave et que je finirais par ne plus déceler sa présence.
Je n’y crois pas trop. Déjà il colore, il me semble, ce que je perçois. Il ajoute un peu de cette tristesse qui se bâtit chez moi chaque fois que je pense à la beauté de la vie. Il est cette feuille qui tombe, sans bruit, à la surface de l’eau et qui annonce l’automne, l’hiver, la noirceur. Pas de quoi fouetter un chat. C’est normal chez moi, puisqu’un grand ciel brumeux coiffe le plus souvent mes pensées. Il ne s’agit pas de tristesse, plutôt l’effet du vent, un air de Brel qui se chante ou se déchante.
Tout va bien, donc, c’est juste achalant. En espérant conserver, tout de même, un regard franc jusqu’à ce que mon corps décide qu’il en a assez.