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Entre le bonheur et la satisfaction

22 décembre 2018

Intriguant article que celui d’Ephrat Livni du 21 décembre dans Quartz dans lequel y est décrit la pensée du psychologue cognitif Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie de 2002. Si je résume bien ce qui est déjà, dans cet article, un résumé, Kahneman propose la distinction entre le bonheur et la satisfaction.

L’être humain, on le sait, cherche le bonheur. Le chemin qui y mène est difficile, juché de bonnes intentions et d’embûches. Des entreprises font des pieds et des mains pour rendre leurs employés heureux jusqu’à créer des postes de directeur du bonheur, à promouvoir comme valeur le « fun » au travail. Quant aux publicités ne sont-elles pas les Évangiles des temps modernes ? Tout sera plus clair, savoureux le jour où tu achèteras, cher consommateur, cette pâte à dent écologico-responsabilisé-et-rafraîchissante. Tout te paraîtra accompli quand tu auras fait ta lessive qui rendra le blanc plus blanc avec, en prime, une odeur de lavande qui te fera rêver d’une impossible Provence.

Être avec sa famille le soir de Noël nous rend heureux, boire un verre avec des amis nous rend heureux. C’est prouvé et nous devons l’encourager. Une personne seule est vouée à mourir comme une mouche à fruit dans le vinaigre. L’apparition des médias sociaux ressemble à autant de verres de champagne aux bulles éphémères et tellement… quantifiables. Dorénavant, rien ne sert de se rencontrer puisqu’on peut se liker à point. Cela revient pratiquement au même sans risquer d’attraper le rhume de l’autre. Et toutes ces statistiques, tous ces souvenirs…

Oh, bien sûr, il y a ces échanges de fluides qui ne peuvent se faire qu’en personne, il y a ces ressentis qui n’ont pas encore fait l’objet de savants algorithmes. Prenez, par exemple, ce collègue qui, à tous les soirs, près de moi, me dit « Nonnnnnn » quand il me voit partir. Ce petit jeu est presque une déclaration d’amour si je sais bien qu’il n’en est rien. Cela fait partie de nos bonheurs quotidiens auxquels on s’attache comme s’ils représentaient les maillons manquants de nos chaînes d’existence.

Or, nous prévient Kahneman, le bonheur n’est pas la satisfaction. Ce terme en cache un autre : satiété, et cet autre : mémoire. Avoir le sentiment que la faim est contentée, que la soif n’existe plus. Avoir la certitude que ces sens sont repus. Est-ce possible si on ne possède pas la preuve, la mémoire de ce que l’on aura vécu ? Et qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que cela signifie ? Voilà bien où ça nous mène, au sens de la vie.

À la fin de notre vie, sommes-nous repus ? Avons-nous atteint ce quelque chose qui nous fait dire que nous nous sommes réalisés ? Mais après ? Après le banquet, le party ? La vie continue ? Peut-être, mais sans nous habituellement. Ce qui demeure est la mémoire, le sédiment qui fonde l’Histoire et la Culture. Les peuples ne s’accomplissent que s’ils savent d’où ils viennent et pensent connaître là où ils vont. Pas étonnant donc de voir ceux-ci se recroqueviller lorsque les illusoires Facemensonges et Instabulles leur renvoient la futilité de leur mémoire appauvrie.

Ce qui nous rend satisfaits n’est non pas la quantité de visites faites aux amis, aux parents, mais la qualité et la mémoire de ces rencontres. Au temps où le fleuve Saint-Laurent gelait tout l’hiver, des familles entières étaient divisées, ne se voyaient que le temps de la longue saison froide. Il y avait les lettres qui prenaient trois mois à arriver. Cette mémoire était précieuse, un petit ruisseau tranquille.

Mais voilà que les temps modernes sont inondés de nouveaux fleuves d’interaction. Kahneman s’en dit étourdi et il a cessé de vouloir répondre à l’épineuse quête de la satisfaction. Il est passé à autre chose, à la quantification du bruit des données, à l’écoute du Big Data.

Pour ma part, je respire calmement. Il y a une grande satisfaction à se contenter du mystère de la vie, à écouter son coeur sourire à cet ami qui dit « nonnnnn », à mes rêves qui ne demandent qu’à jouir.

Je ne peux qu’espérer rencontrer ceux et celles qui m’apporteront ce plaisir que je pourrai semer dans le terreau de ma mémoire, là où la seule satisfaction opaque et sincère semble durer. Au profit de qui ? Je ne sais. Je m’en remets à mon ignorance des choses.

Hier, il pleuvait à « sciaux », aujourd’hui, il neige. Mes voisins ont trois chats. Une est noire, l’autre blanche et le petit fou est gris. Cet été, un arbre haussait les épaules.