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Faire son nid

26 juin 2022

Le présent est lent, nous apparaît quasi immobile quand on s’y attarde. La pulsation quantique de nos horloges a beau monter en nombre, ce que l’on vit de soi-même reste ficelé à la paroi invisible de la vie, en un seul instant qui se défile sans cesse.

Le présent est patient. Il n’a rien d’autre à faire que de nous voir gesticuler, nous enivrer et nous dessécher, parfois dans cet ordre ou, dans un instant de renaissance, par l’autre bout de la chandelle.

Pour donner un sens à ce silence, on s’invente habituellement un passé, que l’on croit solide, fait de certitudes. Or, le passé et le futur sont des illusions de l’esprit. Tout se fomente dans le présent. L’instant passé, sans qu’on ne puisse rien y faire, s’engouffre aussitôt dans l’inconscient telles des plaques tectoniques subjuguées. Ce qui n’est plus, l’est encore certes dans nos souvenirs. Ceux-ci sont une fabrication constante faite dans le présent. Il n’est pas rare de réinterpréter nos histoires, de leur donner un nouveau sens, de voir la lumière sur ce qui était autrefois des ombres.

Jung persistera à croire que l’inconscient collectif est la somme symbolique de ces interprétations, que notre esprit cherche son sens dans le labyrinthe atavique des premières impressions préhistoriques et que l’expérience de civilisations entières reprend vie à la surface de nos rêves afin de nous guider. C’est possible. Tout l’est.

Nous cherchons toujours notre nid, un endroit, un sentiment intérieur dans lequel nous parvenons tant bien que mal à tisser un sens à ce présent.

Il y a de ces motivateurs qui nous enjoignent à trouver notre X, expression française difficilement traduisible en anglais, car X se prononce EX dans cette langue, et retrouver son EX porte à confusion. Je préfère parler de nid, un endroit où l’on peut engendrer un oeuf, une chose, une raison, une passion qui nous pousse à participer à l’Ordre des choses.

Ces mêmes motivateurs n’ont pas tord de nous enjoindre à revoir notre passé, à nous demander ce que nous adorions faire lorsque nous étions jeunes, car le nid s’y trouve sûrement encore. Ce questionnement prend tout son sens lorsqu’on se retrouve « à la croisée des chemins », quelque chose qui survient plus ou moins souvent dans l’existence de chacun.

On se pose alors ces questions douloureuses: « qui suis-je? », « qu’ai-je fait? », « cela m’a-t-il rendu heureux.se? », « que fais-je en ce moment? », « est-ce que j’aime mon travail ou ma paie? »

Cela devient rapidement vertigineux, et note premier réflexe est de taire les vérités qui en découlent, car il nous semble qu’il est déjà trop tard, qu’on ne peut changer le cours des choses. Le confort est là et il nous tient bon.

Là où nous sommes n’est peut-être pas un X, un nid, cependant. Le drame de beaucoup d’entre nous est que nous n’osons quitter cet endroit peut-être tranquille, mais gris comme un ciel d’été nuageux. On se contente peut-être de peu, car, de toute manière, il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup.

Notre vieille vie, celle que nous traînons, semble-t-il, à force de naviguer dans notre karma, demeure un royaume que nous pouvons toujours explorer. Il suffit de laisser-aller, de ne s’occuper que du présent et de faire avec. Mais dites cela à l’Africain qui n’arrive pas à faire pousser son cacao. Parlez-en à l’Ukrainien qui se fait dire que le dictateur veut transmuer son âme. Écoutez les femmes qui se voient interdire, au nom d’un Dieu cruel, de choisir leur vie. Pour eux, trouver un nid n’est pas la priorité… Serait-ce alors un luxe?

Si le présent est éternel, il n’est cependant pas celui qui nous donnera une réponse définitive. La réalité semble être ailleurs, tellement compressée dans nos mémoires que nos vies entières paraissent défiler à grande allure à la moindre étincelle d’un souvenir. Il en va aussi de l’histoire des civilisations. Qu’elles aient duré quatre cents ou mille ans, les nombreuses générations qui les ont vécues ont avancé lentement dans l’eau gélifiée de l’existence sans se douter des tsunamis sur lesquels ils surfaient.

Le présent est un chaudron, une caldera, un nid de paille barbelée. Nous possédons cette urgence de l’ensemencer. Peut-être notre plus grande erreur est que nous fermons trop souvent les yeux sur notre manière de vouloir et d’aimer. Nous ne prenons pas le temps d’en être conscient et, par le fait même, d’être éternel.

Cela ne demeure, bien entendu, qu’une hypothèse.