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Je me souviens

12 février 2017

Ce week-end, je suis allé voir mes parents. Puisque je n’ai pas de voiture, parce que je n’aime pas vraiment faire de la route et aussi « parce que je suis un gars » de ricaner ma sœur Dominique qui m’accompagnait, je ne vais pas souvent à Sainte-Croix, le village de mon enfance.

Il est vrai que je suis plutôt casanier et que, la tête dans mon univers, j’oblitère facilement mon passé. La maison qu’habitent maintenant mes parents n’est pas celle de mon adolescence. Nous en avons eu quelques-unes, surtout cette belle maison de style plus ou moins canadien dont une photo au sous-sol me rappelle l’existence. C’est d’ailleurs au sous-sol que j’ai dormi, hier soir, dans un vieux divan-lit qui, il me semble, existait déjà dans cette ancienne maison.

Voir la photo m’a fait sourire. J’ai bâti un peu beaucoup cette maison avec deux ouvriers et mon père. Je me rappelle d’un jour où, perchés sur le toit de la maison en construction, avec ma mère et mon père, nous posions du bardeau d’asphalte. J’avais déclaré à maman que je considérais la prêtrise. Elle avait failli rouler jusqu’en bas. Heureusement, ma vocation ne dura que quelques mois (ou quelques heures…) ! C’est d’ailleurs dans cette maison, dans ma chambre (la lucarne de droite), que j’ai, pour la première fois, fait l’amour à un jeune garçon (qui m’en voulait chaque fois que je le rencontrais). Ma famille n’y a vu que du feu. Le nôtre était intense. C’était le début de promesses qui n’ont pas toujours été respectées.

La photo me renseigne également sur de nombreux ancrages. Cette route, par exemple, menant à la maison, ceinte d’arbres, n’est-elle pas celle décrite dans Falaise ? Et le fleuve que l’on devine à l’arrière, n’est-il pas celui du même roman ? Bien sûr, le décor de Falaise est autre. J’ai déplacé la forêt, retourné de cent-quatre-vingt degrés la maison (qui a d’ailleurs été ramenée depuis sur le bord de la grand-route après le départ de mes parents), exagéré la falaise et élargi le fleuve. La maison du roman est plus ancienne et encore plus large. Mes souvenirs ne furent que le prétexte à la construction des lieux.

Le sous-sol où j’ai dormi hier soir regorge d’autres trésors. Des photos de toutes sortes, le vieux piano sur lequel je piochais mes états d’âme. Dans ce sous-sol dorment également les vestiges du magasin de tissu de maman, ce qu’elle a préservé lorsqu’elle a tout vendu, et, dans un fouillis de l’artiste qu’elle aurait pu vraiment être, plusieurs peintures de sa main. Enfin, dans une pièce plus étroite, l’atelier de mon père et ses vieux outils, ceux-là mêmes que lorsque j’avais cinq ans, je lui avais fait promettre de me donner à sa mort.

Je les ai abondamment utilisés durant mon adolescence. J’avais construit plusieurs meubles. Je me souviens de mon premier bureau de travail, d’une table genre pique-nique d’une lourdeur épouvantable (le dessus étant en céramique) et que j’ai traînée durant mes années de cégep. Mes étagères aussi que j’ai utilisées jusqu’en 2008.

Et toutes ces photos pêle-mêle, autant au sous-sol, sur le mur de la cage d’escalier, que sur les tables de salon, la maison de mes parents est une longue histoire racontée dans le désordre. Des photos de moi bébé, des autres plus vieux, mes aïeux, ceux de mes parents aussi, et puis les photos des petits-petits-enfants. Tout cela dans le regard de mes parents, eux aussi appesantis par le temps, ce qui ne les empêche nullement de se dire des drôleries, de se rappeler avec nous ceci et cela et de se roucouler des compliments d’amour de temps en temps.

Cela fera officiellement soixante ans en mai qu’ils ont commencé leur voyage ensemble. À leur côté, on reprend possession de ses souvenirs, on comprend davantage le sens des mots et des existences d’autant qu’ils ont été un terreau fertile, chargé d’amour et de respect. On comprend aussi qu’ils se déracinent peu à peu de ce village. Ceux qu’ils connaissaient ont disparu, Sainte-Croix est maintenant habité par des jeunes. Nous aimerions, nous les cinq enfants, qu’ils se rapprochent de nous, qui sommes tous à Montréal, mais cela n’est pas ainsi que cela fonctionne. Ils possédaient une existence avant nous, nous avons la nôtre et un jour nous serons les photos qui s’empoussiéreront sur quelques tables de salon. Sans doute pas les miennes, car je n’ai tissé aucune lignée.

Qu’importe, en compagnie de mes parents, je me souviens et je vais de l’avant. Mon père m’appelle toujours son petit garçon, ma mère me serre toujours très fort dans ses bras. Nous ne sommes rien si nous n’avons rien à raconter.