Je ne suis pas un robot, malgré les ficelles que tente de cacher ma conscience. Je ne pourrais pas dire ce que sont ces cordes, si elles existent ou s’il y a, au bout de celles-ci, un quelconque Geppetto. Mon existence a beau suivre la houle du cosmos, ma liberté semble bel et bien réelle.
Mes bras, ma tête, mon corps semblent m’appartenir. Mes dents sont toujours en ivoire ou en céramique et mes yeux possèdent leur gélatine d’origine. Je suis chanceux, j’ai à peu près tout intact, avec ici et là quelques faiblesses et oxydations aux jointures.
Je ne porte pas toute l’attention nécessaire à ce corps, aux dires des spécialistes. Le destin, lui, connaît sans doute le nombre de pages qu’il reste à ma lecture aveugle. En cela, rien d’original. Et il fait beau aujourd’hui : froid et beau en ce jour d’anniversaire.
J’ai 66 ans, je ne me sens ni vieux ni jeune. Je suis toujours un peu le même perdu, le même fragile cerveau qui ne possède pas la logique ou la maturité de certains autour de moi. Je me sens souvent impuissant, car naïf à souhait.
Depuis mon adolescence, mon cerveau est ailleurs, il se colore d’une poésie de silences et de mots illogiques, teintant ma compréhension et mon bonheur.
Je sais que je ne suis pas un robot, ma vie n’est pas un montage d’histoires transistorisées, même si je comprends que les trois quarts de mes gestes sont décidés avant que je ne les décide, que mon corps agit comme une machine, Dieu merci, la plupart du temps, ce qui lui permet de gérer les tâches habituelles de régulation et de maintien.
Je ne suis pas un robot, mais j’obéis tout de même aux cycles de l’univers, aux lois de la nature pour lesquelles je n’ai rien décidé. Et puis, je n’en sais trop rien, au final. Mon cerveau veut sans cesse avoir le dernier mot, jusqu’à ce que la maladie, la fatigue, la faiblesse et, évidemment, la mort, un jour, prévalent. Et cela sans que je ne puisse riposter ou m’extirper des câbles de cette finalité qui nous attend tous.
La vie est une rivière, disait le philosophe, dans laquelle nous ne goûtons jamais la même eau. C’est le paradoxe de notre existence qui poursuit son inéluctable mouvement vers une vallée profondément opaque.
Je tente d’écouter autour de moi le vent de la réalité. Je ne la perçois que par mes sens, et j’essaie de ne pas l’inventer a contrario de mes peureux neurones qui veulent tant de certitudes.
Je ne suis pas un robot, car, lorsque je me tais, je me sens envahi par un feu obscur. Je ne crois pas qu’une seule machine parvienne un jour, non pas à reproduire, mais à inventer ses émotions. Quand je rencontre un regard, je goûte à l’âme de mon interlocuteur. Quand j’écoute la voix des autres, j’entends les pulsions tintamarres de forêts lointaines, mais familières. Je fais partie d’une tribu éphémère, mais vivante. Je suis trop fragile pour me penser éternel. Je ne peux que partager ces fleurs que sont mes pensées. Je ne peux que donner, reproduire, chanter, plonger mes mains dans l’eau de notre océan commun, y faire des remous et des vagues.
Je ne suis pas un robot, et je ne suis pas seul. Ma conscience est certes un espace clos, avec quatre murs, une seule porte et peu de fenêtres. N’entre pas qui veut, n’observe pas qui peut. Mais je ne suis vraiment pas seul. Je dépends de ceux qui m’entourent, et aussi de ceux et celles qui vivent, travaillent, s’amusent, créent, de ceux et celles qui sèment le blé, soignent, dirigent.
Je fais partie d’un océan de non-robots. Parfois, on se demande s’il ne vaudrait pas mieux devenir froid comme une logique, quand on observe les fous et les clowns de ce monde qui cherchent à s’amuser aux dépens de l’espèce. Je n’y crois pas. Mieux vaut le combat des vivants qu’une armée de bras hydrauliques incapables d’inventer la prochaine danse.
Lorsque viendra le temps où mon souffle cessera, je ne sais si je serai seul face à une lumière aveuglante ou noyé dans un maelstrom de compréhension. Et si je m’apercevais à ce moment-là que je fus finalement un robot, je voudrais alors, j’en suis certain, demander quand même pourquoi le programme doit se terminer ainsi.
Vous serez peut-être des robots, vous qui vivez dans le futur. Je ne pense pas que ces mots vous parviennent. De toute manière, ils ne s’adressent pas à vous. Je ne suis pas fait de métal. Voilà pourquoi je lance des bouteilles à la mer.