Tout s’y fomente, s’y perd pour mieux s’y reconstruire. On ne sait si, au commencement, il y eut un œuf, qui ou qui l’aurait pondu. Nous sommes des vaisseaux temporaires, porteurs d'un message biologique qui nous dépasse. La vie ne fait que s'emprunter à elle-même, recyclant sans cesse sa propre matière dans une danse perpétuelle de destruction et de création.
Il n’y a qu’à observer les oiseaux, avant eux les dinosaures, les reptiles. Coques, chrysalides, ovaires, ventres gonflés, eaux qui se crèvent. Les naissances impressionnent. Un début à la fois mystérieux, d’une extrême fragilité, pourtant volontaire, vouée à avancer dans une commune et sereine finalité. J’ai été, moi aussi, un œuf, une petite chose propulsée par d’infimes protéines. J’ai obtempéré aux lignes directrices, suis devenu fœtus, enfant, puis un cri lancé dans une atmosphère sèche, loin des vagues nourricières et amniotique de ma mère.
La nature se compose de rondeurs. Il n’y a que l’horizon pour former une ligne droite et il ne s’agit que d’une illusion. Le champ gravitationnel s’enfonce au passage d’une planète, révélant sa plasticité et ses courbes. Les lunes sont des boules dans des caniveaux circulaires.
L’univers entier est composé d’ondes et de sinuosités fluctuantes. Nos corps, nos objets, contiennent autant d’énergie qu’un trou noir est capable d’annihiler. Nous sommes pourtant si tranquilles dans nos peaux coquillages. Nous, les gens ordinaires, mais aussi les génie qui bousculent, les mathématiques ou les politiciens qui dévorent nos économies, nous n’avons qu’une mince coquille pour naviguer notre vie. Nos constructions humaines, avec leurs angles droits et leurs arêtes vives, ne sont qu'une fugace rébellion contre cette géométrie naturelle. Le temps les érode, arrondit les coins, efface les lignes, pour retourner aux vallées vieillies du passé.
On tente, même inconsciemment, même naïvement, de protéger nos trésors, mais aussi nos péchés, nos cauchemars, nos rêves, nos envies, nos symboles, tout autant des ronds, des bulles, des labyrinthes ondoyants, des jardins circulaires, de hautes haies nous empêchant d’observer la nature horizontale de nos questions transversales.
J’en arrive à conclure que je ne pourrais n’être que la mince coquille d’un fou faiblard, sans passions récidivantes, que ma pensée n’a jamais rien valu, que le désespoir vaut autant que les espérances.
Ma vie n’aura été qu’un passage à vide, que, bien que je me sois extrait de ma première carapace, je ne suis parvenu qu’à boire le blanc de mon œuf et que je n’ai pas eu la force de crever la paroi du devenir. Je suis là, assis dans mon fauteuil, le crayon glissant sur une tablette à l’électronique faussement plate. J’écris puis ferme les yeux. Je ressens la vie bouillir mollement parmi les entrelacs d’une biologie qui m’est paradoxalement étrangère.
Mon corps est mon œuf, mes pensées sont jaunes et mes battements translucides. Comment font les mystique pour échapper au torrent de leurs neurones? Nous cachent-ils la vérité derrière leurs sourires contentés? Font-ils semblant d’avoir atteint les sphères du nirvana?
On me répondra que cette distance ressentie entre eux et la chair qui les habite devient le pont même vers une compréhension plus profonde. Nous sommes à la fois prisonniers et architectes de cette condition, comme l'oiseau qui, ayant percé sa coquille, se retrouve face à l'immensité du ciel et choisit parfois de rester au sol.
La tablette sous mes doigts n'est qu'une couche supplémentaire d'abstraction. Entre ma pensée et sa manifestation s'interpose ce filtre numérique, cette platitude illusoire qui prétend capturer la profondeur de l'existence. Mais peut-être est-ce justement dans cette distance que réside ma vérité.
Bien que je ressente davantage le poids de Saturne sur les gonflements érotiques de ma jeunesse maintenant édulcorée, je ne peux m’empêcher de jeter sur mon écran blanc des salves prométhéennes de mots.
Je sais que mon entreprise est vaine et à l’échelle de ma petitesse. Tout se fomente ailleurs dans un œuf cosmique si impénétrable qu’il nous oblige à nous agenouiller et à lui psalmodier des balbutiements de prières.
Je ne veux pas m’offenser comme Job, car je ne crois pas en une volonté divinité. Notre incompréhension et notre ignorance nous condamnent à avancer, à faire semblant d’épouser une ligne droite.
Nous sommes contraints d’admirer le spectacle, de nourrir nos heures avec les fruits de notre conscience. On ne sait quand et comment nos vies s’arrêteront, tout de suite ou dans trente ans, par un tremblement de terre, un volcan ou simplement de fatigue bien méritée.
Il y aurait eu un commencement, un œuf, c’est qu’on en a dit à travers les temps, ce raisonnement issu de nos logiques et intuitions entrelacées. C’est pourtant cette même logique et cette même intuition qui nous font tourner en rond, puisque les équations ne se résolvent pas, possèdent en elles les germes prétentieux de leurs axiomes.
Se taire pour mieux retrouver sa voix. Cesser de penser pour mieux imaginer. Cesser de rêver pour mieux sourire. Être obstinément humain.