La superficie de son balcon ne lui permet de faire que cinq ou six pas. Cela lui est sans doute suffisant, concentrée qu’elle est sur sa conversation téléphonique qui ne quitte presque jamais son oreille.
J’ai l’impression qu’elle parle tout le temps, chaque fois que je l’aperçois de l’autre côté de la rue, été comme hiver, pluie, neige, vent, en sandales et robe de chambre ou protégée d’un lourd parka.
Elle vient tirer sa clope à l’extérieur et en profite alors pour faire un appel. Avec toujours la même personne? Ça, je ne sais. J’imagine qu’il en est ainsi puisque le balcon paraît faire partie de la même habitude.
À la blague avec mes voisins du rez-de-chaussée qui peuvent témoigner de son manège, je l’ai imaginée revendeuse de drogue ou proxénète. Toutefois, les activités que je peux déceler de son appartement, le soir, quand tout est éclairé, ont plutôt l’air de celles rencontrées chez des gens tranquilles, confortablement installés dans leur ordinaire.
Je l’aperçois aussi de temps en temps sur le trottoir devant son immeuble. Elle ne va plus loin, comme si les frontières imprégnées de son balcon lui interdisaient de poursuivre sa marche. D’ailleurs, ni la cigarette ni le cellulaire ne la quittent.
Elle est peut-être assignée à résidence à la suite d’une condamnation même si je n’ai pas repéré de bracelet électronique à la cheville. Les habitudes des autres peuvent ainsi nous amuser longtemps. Elle ne vit pas seule. Des gens viennent également lui rendre visite. C’est plus apparent durant l’été.
Je ne peux m’empêcher de juger son sort, même si je ne connais rien de son existence.
Puisque j’ai recommencé à travailler à l’extérieur, je la vois moins souvent à son balcon. Je la retrouve le soir ou les week-ends.
Je crains pour sa santé. Ça existe, un cancer de l’oreille? Le cerveau est peut-être déjà atteint. Toutes ces ondes 5G frappant l’enclume… Et que dire des poumons assombris par le spectre de l’emphysème…
Mais qu’en sais-je vraiment? Elle pourrait me survivre. Faut se méfier des statistiques.
Je ne peut rien ajouter d’autre que sa petite escapade balconique. Un moment de liberté pour elle et pour mon imaginaire.
Chacun son bonheur ou son enfer.