Ils se sont rencontrés au journal étudiant du cégep. L’un, bon en écriture et plein d’idées saugrenues avait été aussitôt subjugué par les traits acérés et vifs de l’autre qui revendiqua rapidement le rôle de leader du futur journal.
Leur amitié est née des rires qu'ils ont eus ensemble. Le premier aimait être excentrique, tandis que l'autre cachait sa timidité derrière une fierté littéraire juvénile. S'ils se comportaient en amis, rien ne les liait, peut-être par pudeur ou par peur de révéler ce que chacun ressentait en secret. Ils étaient semblables mais différents, deux âmes qui se comprenaient sans mots, deux regards qui se croisaient les jours ordinaires. Cette compréhension mutuelle, ce langage silencieux qu'ils partagent, approfondit leur lien.
L'un était réservé, cachant derrière son sourire une mélancolie que l'autre semblait deviner sans effort. L'autre, plus audacieux, dissimulait sous des airs de bravoure une tendresse qu'il ne voulait montrer à personne. Il y avait entre eux un mélange d'admiration, sûrement de l’amour. Leurs sentiments flottaient dans l'air, inavoués, parfois même inaperçus par ceux qui les portaient. Pourtant, ils étaient là, tapissant leurs échanges de regards, de paroles rares, mais précieuses.
Le temps a fait son œuvre, comme il le fait toujours. Les chemins se sont séparés, emportant chacun vers une vie qui semblait promise, mais qui réservait bien des détours. Celui qui savait écrire envoyait des lettres enflammées, romantiques, philosophiques, jamais personnelles. Celui qui les recevait les lisais à voix hautes à ses nouveaux amis, heureux d’avoir autant l’attention de ceux-ci que de se savoir l’objet de la flamme inavouée de son désormais lointain ami.
Puis les lettres ont cessé. Ils ont construit leur vie loin l'un de l'autre, avec, au fond du cœur, l'étincelle d'une amitié qui n'avait jamais pris de nom. Les années ont filé comme des pages que l'on tourne sans vraiment les lire. Les anniversaires, pourtant, étaient un rappel discret, un petit fil qui refusait de se rompre. Chaque année, une carte, puis un e-mail. Ce sont de simples mots, parfois quelques phrases de plus, mais toujours le même sentiment d'un lien que ni l'un ni l'autre ne peut expliquer. Cette amitié durable, comme un fil tissé dans la trame de leur vie, témoignait de leur connexion.
Cela n’a pas empêché le littéraire d’en vouloir à son ami qui l’invita un jour à célébrer le cinquantième anniversaire de celui-ci en présence d’amis qu’il ne connaissait pas. Il s’était profondément senti étranger, cachant en fait une énorme jalousie, sa plus grande ombre, devant celui qui s’avait s’entourer.
Cependant, tous les deux persistaient. Sans vouloir l’expliquer, ils continuaient à s'écrire, ces quelques mots échangés les rassuraient d'une manière que rien d'autre ne pouvait. Peut-être parce que, malgré la distance, ils sentaient que l'autre était encore là, quelque part, une ombre familière dans leur paysage intérieur. Ils vivaient, chacun de son côté, avec cette certitude floue que l'autre pensait à eux au moins une fois par an, à la même date, avec la même discrétion.
Puis, un jour, à l'aube de la retraite, l'un des deux proposa une rencontre. Lorsqu'ils se sont retrouvés, leurs regards se sont accrochés comme autrefois, mais cette fois, ils portaient le poids des années et des vies vécues séparément. Ils étaient amis, ils le savaient. Mais ils étaient aussi étrangers l'un à l'autre, n’ayant que très peu partagé. Cela ne semblait pas leur causer de malaise.
Ils ont parlé, comme on parle à un vieil ami, comme on parle à un inconnu. Les mots étaient simples, mais ils portaient la gravité d'une amitié qui avait survécu sans raison apparente. Le silence entre eux n'était plus rempli d'admiration ou de non-dits, mais d'une reconnaissance tranquille de ce qu'ils avaient été l'un pour l'autre, même de loin. Ils ne savaient pas pourquoi ce lien persistait, pourquoi il était si fort malgré tout. Mais ils l'acceptaient, comme on accepte un mystère qu'on ne cherche plus à résoudre.
Ils se sont quittés ce jour-là en sachant qu'ils ne seraient jamais tout à fait proches, mais qu'ils ne seraient jamais vraiment éloignés non plus. Leurs vies avaient tracé des chemins différents, mais quelque part, ces chemins se croisaient encore, même s'ils ne pouvaient dire comment ni pourquoi. Et cela suffisait.