en

L’Ombre

1 juillet 2024

Le concept de l’ombre chez Carl Gustav Jung est un élément central de sa théorie de la psychologie analytique. L’ombre représente les aspects de la personnalité qui sont inconscients, refoulés ou niés. Ce sont les traits et les comportements que l’individu ne reconnaît pas ou n’accepte pas en lui-même, souvent parce qu’ils sont jugés inacceptables par la société ou par la propre conscience morale de l’individu.

Le poète et écrivain Robert Bly a exploré le concept de l’Ombre dans son livre A Little Book on the Human Shadow. Il utilise une intéressante métaphore : le sac.

À la naissance, l'enfant possède un regard à 360 degrés du monde. Sa perception ne possède ni clivage ni défense. Le sac qu'il porte sur l'épaule est vide.

Or, très tôt, il apprend à focaliser sa vision. On lui enseigne quels sont les comportements, traits de caractère et émotions jugés acceptables ou non ce autant dans sa relation avec son père et sa mère qu'avec les autres, les amis, la société.

Au fur et à mesure qu'il grandit, il place dans sont sac les parties de lui-même qu'il juge inacceptables, en réponse aux attentes et aux jugements de son entourage, mais aussi du construit de ses propres attentes.

En vieillissant, ce sac devient de plus en plus lourd, car il continue à y jeter des aspects de sa personnalité qu'il préfère ne pas voir ou admettre. Ce poids croissant peut entraîner une perte de vitalité et de spontanéité, car nous dépensons beaucoup d’énergie à maintenir ces aspects refoulés hors de notre conscience.

Ajoutons à ces "interdits" ou ces "normes" issus de l'enfance, tout ce qui a été acquis durant l'évolution de la race humaine. L'Ombre est ainsi le réservoir, la totalité de ce que Jung appelait l'inconscient collectif.

Il n'y a pas que du négatif dans l'Ombre. S'y trouvent bien des trésors, des qualités jugées inefficaces pour la conduite morale d'un peuple ou la survie d'un individu. Une femme à la voix d'or vivant dans une campagne éloignée ou dans un milieu religieux très strict ne développera pas son talent. La voix ainsi refoulée demeure en elle, peut-être projetée dans une admiration sans bornes pour les comédies musicales. Un homme à la trop grande sensibilité projettera dans un idéal maternel, etc.

Au fil du temps, notre personnalité grandit, s'affine, devient lucide, parfois lumineuse. Qui dit lumière, dit également Ombre. Bly évoque ainsi la lumineuse Marylin Monroe qui devait porter le poids des projections admiratives de ses fans. Elle se tourna vers son ombre mal conquise et y sombra.

On reconnaît facilement ces explications, car elles s'imposent d'elles-mêmes, puisque nous les vivons à différents degrés. On se demande pourquoi l'Ombre semble parfois si étouffante, pourquoi des peuples entiers s'y soumettent au profit des rois et autres despotes. Il y a tant à découvrir pour y voir "plus clair".

Il ne faut pas oublier pour autant l'inépuisable richesse de l'Ombre qui offre au poète les absurdités dont il a besoin pour tisser ses strophes. On semble ne pas pouvoir vraiment se détacher, s'émanciper de l'Ombre qui fait autant œuvre utile que répression. Le cumul est trop grand, trop cimenté. On peut toutefois tenter, avec succès et avec simplicité, de vivre avec, de la reconnaître et y puiser suffisamment de l'engrais nécessaire à faire épanouir sa vie. C'est par l'Ombre qu'on reconnaît la lumière et vice versa.

Ce travail intérieur, nous propose Robert A. Johnson dans Inner Work: Using Dreams and Active Imagination for Personal Growth, peut s'effectuer en apprivoisant ses rêves et son imagination, les deux larynx de l'Ombre. Il présente des méthodes pratiques pour utiliser les rêves et l’imagination active comme outils de croissance personnelle et de compréhension de soi.

Il ne s'agit pas d'une expérience facile à faire. Malgré la simplicité de la démarche, il faut du temps pour écouter ses rêves, une certaine discipline pour colliger, rassembler, se remémorer ceux-ci.

Si vous êtes de ces personnes qui affirment ne pas rêver, il faut tout d'abord permettre aux vannes de l'inconscient de venir frôler les berges de l'esprit. Pour ce faire, on peut invoquer ses souvenirs de rêves prégnants, qui nous paraissent indélébiles.

Pour ma part, j'en possède trois ou quatre. Le premier est issu de l'enfance. Je suis dans un tunnel du genre vieux aqueduc parisien. Il y fait évidemment noir. Une eau calme et noire, telle le Styx, couleur devant moi. Apparaît un corps blême flottant lentement, passant devant moi pour disparaître à l'autre bout.

Le second, récurrent durant l'adolescence, est quasi un cauchemar : je perçois l'univers entier passer par le chas d'une aiguille. Je me réveille au moment où cela devient trop dense et que je suis emporté.

Le troisième est l'indémodable rêve où mes pieds qui marchent finissent par s'élever du sol. Je deviens alors une sorte de derviche libre de sa gravité.

Je passe sous silence, puisqu'il le faut, tout ce qu'est carrément et sexuellement imprégnés...

J'ai beaucoup rêvé à mon ancienne chorale, toujours dans des situations où je n'avais pas ma place.

Enfin, durant mon emploi de dix ans chez S., j'ai rêvé régulièrement d'un espace de travail dynamique, mais labyrinthique dans lequel je finissais par me perdre.

Après mon renvoi, j'ai fini par retrouver ce genre de rêve, mais cette fois, des éléments de colère et d'interdits s'ajoutèrent à ceux-ci alors que les éléments labyrinthiques semblaient disparaître. Je n'ai pas encore trouvé de réponses à ces rêves. Je suis à l'orée d'un nouvel emploi. Je me demande ce que pourra me dire la pénombre de mon esprit... et ce que deviendront ces endroits où je m'assieds...

Les présentes lectures me font comprendre que j'ai beaucoup investi dans ce sac intérieur. J'y ai laissé des perles toujours coincées dans leur huître, des blessures protégées par l'oubli, des désirs que n'accepte pas la morale, des prières qui ne s'adressent à aucun dieu.

Ah! Un autre de ses rêves enfoui très loin... un homme glacé, translucide, s'éveille dans une maison abandonnée. Il est nu, sort. Le paysage est blanc, totalement enneigé. L'homme avance vers la sortie du terrain, ouvre la barrière de bois. La clôture est faite de pierre. En fermant la barrière, il aperçoit les deux colonnes qui s'enchâssent. À l'intérieur de chacune d'entre elles, un corps gelé que l'on peut voir par une vitre givrée. L'homme décide de marcher pieds nus sur le chemin enneigé et glacé.

Voilà que les rêves m'envahissent alors, par la fenêtre à mes côtés, je vois le ciel bleu de ce premier juillet. J'accumule toujours.

J'ai rangé mon dessin, ma voix, ma littérature. Je me surprends à mettre dans un fourre-tout électronique tout ce dont je me rappelle de ma vie. J'ai tout le loisir de penser à l'entrelacs de lumières et d'ombres se tissant autour de mon être et de mon destin. Que ferai-je de tout cela? Qu'est-ce qui en subsistera? Encore des questions à dialoguer avec son Ombre...

Illustrations : Midjourney