Tante Thérèse s’est éteinte récemment. Souffrant d’un cancer envahissant, elle a demandé l’aide médicale à mourir. Quelques mois plus tôt, dans des circonstances similaires, oncle François a décidé, lui aussi, de quitter sa vie devenue trop douloureuse.
À soixante-six ans, je suis parvenu dans cette zone crépusculaire où les départs commencent à rythmer les saisons. Ce n'est pas une surprise. Outre les coups du destin, les accidents, notre carnet d’adresses se vide peu à peu de ses entrées, quand ce n’est pas nous qui devenons l’objet d’une rayure.
Je suis allé aux funérailles de ma tante, en compagnie de ma mère. Nous en avons profité pour visiter un de ses frères et aussi une de ses sœurs. Ma mère est issue d’une large famille de 12 enfants. Plusieurs ne sont plus. Il reste l’aînée des filles et les plus jeunes. Celle à qui nous avons rendu une courte visite ne se rappelle plus de grand-chose. Elle n’a pas reconnu ma mère, même si, étonnamment, elle nous parla avec clarté de son lointain passé non altéré par la maladie.
Maman s’attriste beaucoup du fait que, une à une, ses sœurs survivantes perdent contact avec la réalité. Heureusement pour nous, notre mère conserve toute sa tête. Vivre avec sa raison jusqu’au bout est une si belle dignité. Mais bon, ceux qui oublient ne sont pas là pour regretter. La souffrance revient davantage à ceux qui continuent de se rappeler.
Je fus étonné de voir autant de gens venus dire un au revoir à tante Thérèse, car j’avais en tête que cette femme, devenue trop jeune veuve, vivait en solitaire. C’était un tout petit bout de dame, ayant travaillé comme couturière dans une usine, joviale, qu’il était facile de faire rougir avec un compliment bien senti. Elle ne semblait pourtant pas vieillir, toujours coiffée comme dans les années soixante, les joues en sourire, contente de voir son monde.
Du haut de mon intellect et de ma suffisance, je dirais que c’était une humble personne, heureuse dans son quotidien sans histoire, aimée de ses proches, toujours prête à s’émouvoir pour une chanson romantique. Proche de son bon Dieu, j’ai su par ma mère que ma tante a hésité avant de décider du jour où elle quitterait cette Terre. Mais les souffrances eurent raison de sa volonté.
Pour un petit peuple comme le nôtre, pour un Québec qui a longtemps vécu sous l'influence d'une Église catholique omnipotente, l'adoption de l'aide médicale à mourir reste un phénomène remarquable. Nous sommes, dans le fond, plutôt conservateurs. Nous aimons nos traditions, nos habitudes, nos repères. Et pourtant, lorsqu'il s'est agi de légiférer sur la fin de vie, le Québec a dit oui avec une détermination qui a surpris bien des observateurs.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Depuis l'adoption de la loi en 2015, plus de 30 000 Québécois ont eu recours à l'aide médicale à mourir. En 2024, l'AMM représentait 7,3 % de tous les décès au Québec, un des taux les plus élevés au monde. Ce n'est pas qu’un détail statistique. C'est une transformation profonde de notre rapport à la mort, une affirmation collective que mourir dans la dignité est un droit fondamental.
Tante Thérèse appela ma mère une semaine avant la date choisie. Le cancer avait gagné tous les territoires de son corps. Pour la consoler, maman lui dit que moi et mes sœurs l’aimions beaucoup, et ce n’était pas un pieux mensonge. Nous aimions rigoler avec elle, elle qui n’avait pas eu d’enfants. En entendant cela, ma tante aurait pleuré: « J’ai toujours voulu avoir du plaisir dans la vie. »
J’ai en mémoire aussi cet ami d’un ami qui demanda lui aussi cette aide médicale, car le cancer avait miné sa colonne vertébrale et ses souffrances étaient atroces. Modernité oblige, son copain nous avait envoyé au jour convenu, une photo de lui, quelques heures avant de plonger dans le silence.
Enfin, mon premier contact avec l’AMM fut avec mon père, en 2023. Il faut en être témoin pour comprendre l’humanité qui entoure la démarche. Le temps s’arrête, pour ainsi dire, non pas vraiment pour la personne s’apprêtant à mourir, mais pour ceux qui restent et qui anesthésient leur chagrin afin de respecter celui ou celle en phase de devenir néant.
Je sais que ce n’est pas aussi magique pour tout le monde. Mais c’est ainsi que je l’ai vécu et me le souhaite.
Mais la mort n'est pas seule à occuper mon horizon. Autour de moi, je vois aussi des vieux qui continuent. Pas des vieillards résignés qui attendent passivement la fin, non. Des vieux vibrants, curieux, obstinés à vivre pleinement chaque jour qui leur est donné.
Ma mère a 87 ans. Elle vient de s’acheter un piano. Elle a failli mourir d’une grave infection, l’an passé, et qui a presque éteint le petit doigt de sa main gauche. Qu’à cela ne tienne. Elle poursuit ses cours de piano en ligne avec Gregory Charles!
Je réalise que je navigue entre ces deux courants : ceux qui partent et ceux qui persistent. Les deux attitudes me semblent également dignes, également courageuses à leur manière. Choisir de mourir quand la vie n'est plus que souffrance demande un courage immense. Choisir de continuer, d'apprendre, de créer alors que le temps se compte en années plutôt qu'en décennies exige une forme d'audace et d'optimisme qui force le respect.
À soixante-six ans, je ne suis pas encore assez vieux pour que la mort me guette à chaque coin de rue, mais je le suis assez pour comprendre que le compteur tourne. Cette conscience n'est pas morbide. Elle n’est pas entièrement libératrice non plus. Elle m'oblige à faire le tri, à éliminer le superflu.
La saison de ceux qui partent est aussi, paradoxalement, la saison de ceux qui vivent. Face à la mort, deux réactions s'offrent à nous : la peur paralysante ou l’insouciance d’être avec son destin et de le vivre.
Je choisis ainsi d’être naïf, d’écouter le temps qui passe au-dessus de moi. Je ne suis pas certain que ce soit réellement de la lucidité. En fait, je n’en aurai peut-être jamais la moindre idée.
C’est parce que je ne sais pas que je me soumets. On se souhaite tous de ne pas souffrir, mais ne peut que se dire qu’on trouvera le moyen de traverser la rivière une fois rendu.
Entretemps, j’amasse des souvenirs, j’en remplis des tablettes dans ma tête. Et si, dans cet espace, ce temps qui n’est plus la vie, s’érigeait une grande bibliothèque pour accueillir, chacun notre tour, le petit opuscule de notre histoire ?