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La salle des âmes perdues

4 janvier 2012

Vingt heures trente, à la salle des pas perdus de la station Berri-Uqam. Je suis avec un ami, à attendre un autre de ses amis. Nous sommes assis au sordide Dunkin Donuts de l’endroit. Le café y est évidemment exécrable. Mon ami mange un beignet à la farine de patates tout sec. Devant moi, le guichet clinquant de la STM et, assis sur les bancs, non pas des clients impatients, mais des êtres hagards.

Il y a à peine dix minutes, ils étaient encore plus nombreux à ne rien faire, à attendre que l’ennui, tel un fantôme, se décide à hanter une autre épave. Dans la beignerie, l’employé, plutôt mignon, faux diamant à l’oreille, petit comme Robert Redford, est de mauvaise humeur et ne semble avoir d’yeux sincèrement que pour moi tant il jette des regards dans ma direction.

Les clients n’aiment pas ses remarques désobligeantes ; mon ami ne l’a pas aimé alors que moi, je l’avais trouvé plutôt sympa. Quand il m’avait demandé au comptoir ce que je mettais dans mon café, je lui avais répondu que je ne voulais que du café. Il a rétorqué que ça ferait encore plus de profit à la compagnie. J’avais ri de bon cœur.

Comme les clients se faisaient rare, et comme nous étions devenus les seuls clients, il s’est rapproché de nous en passant mollement une vadrouille et s’est mis à parler, combien il détestait son travail, qu’il n’aurait jamais dû quitter son autre emploi de vendeur de vêtements. Et que si ça continuait comme ça, vaudrait mieux aller vendre son corps pendant qu’il était encore en forme (trente ans). C’était sans doute des avances que je m’empressai de détourner en lui suggérant qu’il pourrait retourner aux études. Défiant, il m’a répondu qu’il attendait un poste à Via Rail et qu’il préfèrerait avoir 19 $/l’heure à servir des clients qu’à torcher le cul des malades. Et la passion de faire quelque chose qu’on aime, ça ne te dit rien ?

Il n’a pas voulu répondre, les lèvres subitement très raides.

Beau petit bonhomme, pourtant. Je dois me faire un bristol. J’aurais aimé le prendre en photo ce gars-là. Il n’aurait pas vendu son corps et j’aurais eu quand même mon plaisir très chaste de l’admirer. Et j’aurais pu lui redonner naïvement un peu d’estime de lui-même. Comment finira-t-il, ce garçon ? Que fuit-il ? Pourquoi ne réussit-il pas ? Étonnante existence des échecs.

De mon côté, je me suis racheté, en guise de cadeau de la nouvelle année, de l’équipement pour mon studio. L’ancien, obsolescence programmée oblige, commence à me lâcher. Tout me pousse à vouloir raconter des histoires, y compris celle de mon ami qui, en mal d’amour pour un ami qui n’arrivait pas, et peu enclin à apprécier le garçon du Dunkin Donuts, mangeait face à moi son beigne trop sec.