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La vie ordinaire

30 septembre 2014

«J’ai une vie très ordinaire, voire plate, mais j’aime ça. » Je demande à mon interlocuteur de répéter. Nous étions debout, quelques amis autour de nous. On avait commencé par m’interroger sur mes romans, sur le sens que j’y apportais, pourquoi j’écrivais. Comme je suis bavard, cela dura un bon moment. Puis, le sujet se tarissant, j’ai renvoyé la balle à celui qui me posait toutes ces questions.

« Oui, j’ai une vie très ordinaire. J’ai parfois des rêves, j’aimerais écrire, faire des films, mais après trente minutes, je me fatigue. Je n’ai donc pas grand-chose à dire. »

Mon interlocuteur était donc sérieux. Il ne s’agissait pas d’une fausse humilité afin de me faire paraître encore plus valable que je ne le suis. Mon réflexe fut de répondre qu’il n’y a pas de gens ordinaires. Que chaque vie mérite d’être racontée. Il me le concéda sans vraiment trop y croire. Il avait exactement mon âge et, quelques minutes plus tard, je me désintéressai de lui, choqué et déçu.

Comment peut-on ne pas être passionné ? Comment ne pas s’intéresser à, je ne sais quoi, mais tout de même à s’intéresser à quelque chose ? Existe-t-il ainsi des gens sans aucune pensée d’avenir, qui gobent mollement les heures ?

Si cela se trouve, ils sont plus heureux que moi, car il est vrai qu’il faut se méfier des gens passionnés ; ils hyperbolisent si facilement. Entre un artiste et un alcoolique, il n’y a parfois pas grand différence. J’en ai pour preuve cet ami qui nous recevait pour son anniversaire et au cours duquel eut lieu la conversion citée plus haut. Il y a encore une semaine, j’appréciais beaucoup cet ami, mais j’ai depuis appris que sa passion se nourrissait frauduleusement à l’argent des autres. (Il a effrontément volé l’argent de Ganymède, en tant que trésorier.)

Si je suis, moi aussi, bien souvent, dans l’ordinaire de la vie, j’essaie tout de même de creuser le sillon de ma conscience. L’artiste n’est pas en dehors de l’ordinaire ; il ne fait que jeter un regard différent sur ces heures qui passent au même rythme pour tout le monde.

Une personne ordinaire qui travaille dans un endroit ordinaire et qui rentre chez elle/lui pour y retrouver sa famille d’enfants ordinaires et leurs plaisirs et désirs ordinaires, ce n’est que la vision d’un artiste qui tente de sortir de sa propre monotonie. Chaque parcelle vitale est un réel miracle, et ce n’est pas un cliché.

On sera prompt à me dire qu’il y a des imbéciles, des violents, des attardés, des vulgaires, des bestiaux qui égorgent leurs prochains ou qui se font eux-mêmes égorger en retour. On me dira que l’ordinaire vaut parfois mieux que ces élucubrations politiciennes ou religieuses, qu’une personne « ordinaire » fait moins de mal qu’un chercheur de vérité.

Ce mot d’ordinaire est passe-partout, il rend service aux excentriques et aux malades en leur fournissant leurs faux prétextes pour agir autrement. Il rend également service également aux dévots qui en ont fait des messes et des messes.

Offrons une définition. L’ordinaire est ce qui est ordonné, ce qui ne sort pas de la norme, qui entre dans un certain moule. D’ailleurs, ce qui est, un temps, une excentricité provoquant la colère et l’incompréhension, devient très souvent l’ordinaire du lendemain.

Le sujet est si vaste, si contradictoire. L’ordinaire serait à l’originalité ce qu’est l’ombre au soleil ? Ne serait-ce que des reflets d’une même réalité ? Le fantastique, le grotesque, le divin, le scandaleux, le merveilleux, tous ces grands univers du drame et de la comédie sont des effets de loupe par-dessus la tenace et épaisse réalité qui paraît plus ordonnée et calme. Derrière notre peau se meuvent nos organes, derrière ce roc s’éclatent les atomes, au-delà de ce ciel si noir de nuit se trament des ballets interstellaires empoisonnés et kaléidoscopiques. L’ordinaire, ce n’est qu’un mensonge si on en fait sa vérité. L’extraordinaire relève du simple désir de percer sa coquille et de se transformer, peu importe l’ampleur du pas que l’on fait sur le terrain de l’inconnu. C’est sortir de sa boîte, changer de boîte, reprendre l’ancienne, essayer de la mettre à l’envers, la défaire, la reconstruire.

Il y a un peu de tout ça quand on va au cinéma pour s’immerger dans un univers qui n’est pas le nôtre. Ah, s’évader ! On le rêve tous ! Tous les voyages sont permis quand on s’en donne la peine. À condition, bien sûr, que nos envols ne portent pas ombrage aux autres. Il faut parfois ne pas écouter ces autres, pourtant, et justement ne pas avoir peur de les secouer. Le sujet est si vaste, je le redis, si contradictoire. Je m’emballe, je m’emballe.

Il me faut reprendre mon air, car je me perds. Je n’arriverai jamais à conclure ce texte. Il est tard, je n’ai aucune réponse et c’est mieux ainsi. Je n’ai rien donc à dire à cet homme qui se complaisait dans sa vie plate. Tout finit en poussière.

Je soupçonne toutefois cet homme de mentir. Tout être vivant recherche sa nourriture. Je suis d’avis que cet homme sort de son ordinaire quand il éjacule, quand il a désiré éjaculer. Et ça, c’est déjà ça, même si ce n’est qu’une éphémère création de l’esprit, un premier jet prometteur...