Je me lève toujours au milieu de la nuit. Les hommes de mon âge savent probablement de quoi il en retourne. Affaire de prostate un peu plus grosse qu’avant, une vessie qui n’accepte pas de grandes quantités. Il faut évacuer pour rétablir les ballasts du sommeil.
Ce n’est que normal, rien de grave en ce qui me concerne. Le moment sera de courte durée. Je n’ai jamais vraiment chronométré, mais je dirais que cela ne dure pas plus de cinq ou dix minutes. Puis je retourne au lit, l’affaire est réglée jusqu’au petit matin.
Assis docilement sur le cabinet d’aisances, la tête entre mes mains—je n’urine pas debout, la nuit— souvent les yeux ouverts devant le néant de poussières, j’observe le plancher à peine éclairé, car je n’allume que très peu. Je n’ai pas besoin de toute la lumière de la conscience.
Devant moi, souvent, de petites bestioles qui, j’ai fait mes recherches, m’indiquent que ma vieille maison est en santé: un poisson d’argent, qui semble être toujours le même, qui se nourrit de poussière, de cheveux, de cellulose; un ou deux scutigères véloces et voraces, utiles pour éliminer les insectes plus nuisibles; les perce-oreilles, qui n’ont de redoutables que le nom et qui tombent souvent dans la baignoire, tentant par la suite de remonter désespérément les parois; enfin, quelques petites araignées tissant des toiles mal taillées. Ces dernières peuvent être nombreuses dans la maison, quoique la plupart du temps invisibles. Ce sont ces toiles sur le bord des plinthes qui, ramassant la poussière, m’indiquent que je ne balaie ni ne lave pas assez souvent mes planchers. Alors, régulièrement, c’est le cataclysme de l’aspirateur qui survient. Cela n’est évidemment que partie remise.
Revenons à ma vidange nocturne et courte. Depuis un mois ou deux s’est installée une minuscule araignée, pas plus grosse qu’un grain de poivre, dans un racoin visible d’où je m’assoie. La première fois, elle tissait sa toile aléatoire, aucunement perturbée par la lumière inhabituelle du moment.
Je l’ai observée un temps, cherchant à comprendre ce qu’elle espérait trouver là. Un poisson d’argent? Elle ne semblait pourtant pas faire le poids. Il y a sans doute des entités vivantes que je ne repère pas, petites et bactériologiques, pouvant satisfaire son étroit appétit. Mon premier réflexe fut de prendre une serviette et d’effacer son fragile travail.
Je ne tue que rarement les insectes. Je cherche plutôt à les décourager ou à les capturer quand ils atterrissent dans le fond du bain pour les libérer par la suite, si la température à l’extérieur le permet, dans un univers totalement inconnu pour eux.
J’ai cependant décidé de laisser tranquille la petite araignée, me disant qu’elle ne resterait pas là longtemps. Il me semble avoir déjà lu que les araignées changeaient souvent d’endroit afin de créer la surprise. Je ne suis pas un expert. J’ai sans doute tout faux et, comme de fait, le lendemain, l’araignée était toujours là, en pleine lumière matinale, au beau milieu de sa toile clairsemée.
Elle est toujours là depuis ce qui m’apparaît maintenant être une éternité. Je la vois rarement bouger, sauf si je souffle légèrement vers elle. Si je le fais assez fort, elle se réfugie dans la petite crevasse de la céramique noire d’où elle provient probablement. Elle est, la plupart du temps, en plein centre de sa toile, jour et nuit, immobile, sûrement ankylosée dans sa trance attentive.
J’ai bousculé, un jour, et par accident, son univers en balayant le plancher. Je lui ai presque dit pardon. Le lendemain, sa toile était refaite et sa présence au centre semblait témoigner qu’elle en avait vu d’autres.
Je me dis que si elle persiste, c’est que l’endroit doit être favorable. Dernièrement toutefois, sa toile s’étant passablement et soudainement agrandie, je me suis décidé à éradiquer son royaume. Elle ne semblait plus y être de toute façon.
Mais le lendemain, son filet était réapparu.
Je ne suis pas enclin à la combattre. Je suis quand même déterminé à ne pas me laisser faire et elle finira bien par se lasser. Je ne fais plus attention maintenant. Elle vit sa vie d’araignée, je vis la mienne d’humain, existence à peine plus grande devant l’insondable réalité de l’univers.
Et parlant d’incommensurabilité, je lis en ce moment sur Dieu. Je ne sais trop pourquoi. Je sens peut-être ma mort ou davantage ma fatigue. Je me suis procuré une traduction récente du Nouveau Testament. J’ai déjà lu deux des quatre Évangiles dans une langue (anglaise) qui se veut plus près des textes d’origine. J’aurai l’occasion d’en reparler. J’attends un peu avant de lire les deux autres, car relire à répétition la même histoire, que je connais déjà par cœur, est un peu gazant.
Je me suis également tapé un gros tome un peu lassant par moments de David Bentley Hart intitulé The Experience of God: Being, Consciousness, Bliss.
J’ai pour mon dire que je m’étonne encore d’être en vie. Je me sens inutile, humble, perdu, mais heureux de vivre. Je tends l’oreille, écoute mes étourdissements, observe une araignée survivre dans ma salle de bains.
Il y a quelques jours, je prenais un café en regardant par la fenêtre de ma cuisine. Un oiseau s’est installé devant moi, sur le garde-corps. Il est resté immobile, en me regardant vraiment comme s’il voulait me dire quelque chose. Je n’ai pas bougé non plus, mes yeux dans les siens. Cela durant le temps d’une petite minute éternelle. Puis il est parti.
Est-ce cela, Dieu?