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L’artiste éclopé

17 janvier 2012

Il est probablement l’un des artistes de métro les plus anciens, car je le croise depuis longtemps au hasard de mes courses, et ce, dans plusieurs quartiers. La peau de son visage possède une texture indéfinissable, le reliquat d’une acné juvénile virulente ou les séquelles d’une brûlure. Je n’arrive pas non plus à saisir la qualité de son esprit, encore moins juger de sa condition. Au premier abord, c’est un handicapé de quelque chose ou tout simplement une pauvre âme qui s’est construit un univers artistique qui le nourrit.

Autrefois, il y a vraiment plusieurs années, il jouait de la flûte qu’il semble avoir abandonnée au profil d’un simple bâtonnet qu’il frappe sur un morceau de bois pour marquer le rythme. Je l’ai entendu, la veille de Noël, chanter L’Enfant au tambour en escamotant la plupart des paroles. Malgré la syncopée, le tout possédait une certaine beauté contemporaine, comme si un jeune compositeur avait voulu puiser l’essence de la mélodie pour nous la révéler d’une manière contrapuntiquement renouvelée.

Les passants ont toujours davantage ri de lui, ou simplement souri du spectacle qu’ils lui ont offert l’aumône. Je ne me rappelle pas non plus lui avoir donné quelque argent, le considérant bien plus souvent une nuisance artistique occupant une place précieuse dans les couloirs du métro.

Avec le temps, donc, cet homme persiste, avec ses chants a cappella minimalistes, des rythmes bizarres. Son honnête énergie du début a laissé la place à une lassitude. Le disque paraît rayé, répète des brides mélodiques. Pourtant, il est encore là. Il a peut-être ramassé une fortune, ou il cache, derrière ce masque de perdu, son esprit ducharmien, c’est peut-être Réjean Ducharme en personne.

Son insistance mérite, dira-t-on, à elle seule qu’on l’encourage. Possible. Je n’hésite pourtant pas à donner à des musiciens de tous les styles quand je ressens chez eux la flamme du talent. Je donne rarement par pitié. Je déteste quêter, je déteste que l’on mendie. Ce n’est pas moralisateur ; je préfèrerais que la société soit plus juste et que chacun possédât les ressources de ses ambitions.

Je le préfère certes à cette folle qui chante de l’évangélisme à la sauce négro-spirituelle et qui hante trop souvent la station du métro Crémazie. Je le préfère aussi à cette autre, visiblement détruite par le passage des hommes, et qui change horriblement faux dans les couloirs de Berri-Uquam. Lui, à tout le moins, conserve la note. Il semble maintenant si fatigué. Il s’accroche tellement. Et quand il mourra, on ne le saura sûrement pas. Sans doute comme nous tous d’ailleurs.

Si peu nous sépare de la misère. Si peu nous protège des vents solaires. Si petits, en fin de compte, sommes-nous tous.