Des jours entiers à vivre. Des heures immenses à combler. Mon esprit, heureux, mais tourmenté, ouvre grandes les mains. J’ai du mal à décrire mon sentiment, mes sensations, comme si un cyclone allait s’abattre sur les quelques certitudes qui me servent de conscience. Je termine à l’instant une lecture sur la pensée de Nietzsche et m’apprête à entamer celle d’une introduction sur l’existentialisme. Je veux savoir où en est la pensée sur ce point.
Le monde est absurde, Dieu est mort, nous vivons encore sous l’ombre imposante de Yahvhé tandis que des barbares s’accrochent violemment aux écrits de ces vieux livres qui nous ont rendus si paresseux. Je suis allé à des funérailles, il y a un mois. Nous y sommes allés chanter pour un ancien choriste, décédé trop tôt. Le vieux curé nous lança un sermon des plus décadents. Son raisonnement théologique de courte vue m’a estomaqué. Pourquoi Dieu ne nous dit-il pas ce qu’il y a après la mort ? demanda-t-il à l’audience inintéressée. Pourquoi tout ce mystère ? Eh bien, de répondre naïvement, ou bêtement, ce sympathique et imbécile de curé, c’est que, si nous le savions, nous nous suiciderions sur-le-champ, pour aller tout de suite au Paradis. La belle affaire. Pourtant, mon bon curé, boire votre cigüe relève déjà d’un suicide intellectuel.
Comment peut-on penser élever l’esprit humain avec de telles horreurs de raisonnement ? Dieu fait le pari de notre bêtise ? Allons donc. Il n’est certainement pas mieux que Shiva.
Moi, avec cette petitesse qui me sert de souffle, je veux avoir un meilleur courage. Cela est certes une tâche ardue. J’en ferai sans doute le sujet de mon prochain roman. Le temps, pour ainsi dire, presse. Et puisque l’hiver arrivera bien assez tôt, il me faut tenter la danse la plus authentique.
C’est comme Mozart. Vincent, mon professeur, ramène ma voix au centre haut. Sans doute suis-je trop fatigué en ce moment (ou trop vieux) pour constamment naviguer au-delà du ré. C’est donc comme Mozart et cette nouvelle pièce que j’ai à apprendre : Abendempfindung an Laura (Sentiments crépusculaires pour Laura), une jolie chanson (lied). Mozart, le joyeux ténébreux, celui qui savait marcher sur l’eau calme des abysses. Une belle poésie XVIIIe siècle, mélancolique et sucrée.
Étrange tout de même. On a beau ressentir l’appel des ombres, on en est aussitôt détourné lorsqu’on se met à chanter. C’est ainsi que les hommes vont à la guerre, c’est ainsi que les femmes enfantent.
J’ai grand plaisir à chanter, à ancrer mes talons dans ce sol qui sait si bien me retenir, à relever l’échine et à lancer, pas très loin dans le ciel, certes, mais tout de même, à défier la gravité avec quelques mots bien glissés sous le palais.
C’est cela. Il faut danser, chanter. Sobrement et heureux d’exister. Il faut s’en remettre à son existence en battant sans cesse dans notre tête les mesures de notre humble mélodie.
C’est le soir, le soleil a disparu
Et la lune brille d’un éclat argenté.
Ainsi s’enfuient les plus belles heures de la vie
Qui s’envolent comme en dansant.
Bientôt s’enfuit la scène bariolée de la vie
Et le rideau tombe.
Notre spectacle est terminé, la larme de l’ami
Coule déjà sur notre tombe.
Bientôt peut-être (un paisible pressentiment,
Comme un léger vent d’ouest m’envahit)
Achèverai-je le pèlerinage de cette vie
Et m’envolerai-je au pays du repos.
Ce sera alors à vous de pleurer sur ma tombe
Vous affligeant de contempler mes cendres ;
Alors mes amis, je veux vous apparaître
Et du ciel, vous adresser un souffle.
Fais-moi, toi aussi, présent d’une petite larme
Et cueille pour moi une violette sur ma tombe,
Puis incline doucement vers moi
Ton regard plein d’âme
Consacre-moi une larme et n’aie surtout pas
Hélas, honte de me la consacrer.
Elle sera alors dans mon diadème.
La perle la plus belle.