Les temps sont difficiles; on annonce régulièrement des mises à pied aux allures tantôt dramatiques comme celles du Groupe TVA, tantôt soporifiques parmi les grands joueurs informatiques. Plusieurs entreprises de petite taille le font à l’abri des projecteurs. Quatre ou cinq employés ici, une dizaine là.
Dans tous les cas, l’événement est ressenti comme une saignée, une déchirure dans le tissu social ténu d’une compagnie. Le deuil se vit abruptement ou en silence, tout dépendant de quel côté on se trouve. Il y a ceux qui restent, ceux qui partent. Les conséquences pour les uns et les autres font un temps ou pas les manchettes, puis on passe bien entendu à autre chose.
C’est un peu comme à la guerre. Sur le terrain, il y a des pleurs, des drames qui prendront une éternité à cicatriser, mais aux infos du soir, ce ne sera déjà, après quelques images saisissantes, que des statistiques de pertes collatérales.
« Je n’étais qu’un numéro », « je ne suis qu’une marionnette », « malgré toutes ces années, on me jette aux vidanges », « serai-je la prochaine victime? », peut-on entendre gémir.
Autant pour ceux qui demeurent en poste que pour ceux qui doivent quitter, l’avenir paraît s’amenuiser, la route incertaine sur le sentier ouvrier.
Les employeurs s’insurgent souvent quand on les accuse de percevoir leurs employés comme des objets à jeter au gré des difficultés. Ils sont en affaires pour gagner, non pas pour perdre des employés. Le licenciement d’effectif n’est jamais le premier recours non plus. On le fait pour sauver les meubles. Mieux vaut jeter par-dessus bord les passagers que laisser sombrer le navire.
C’est ainsi que les belles équipes qu’on a aimées se transforment en masse salariale. La perspective bascule. Il faut « rationaliser », mettre de la raison, couper dans le gras des habitudes, les processus devenus trop lourds. On en profite pour chasser des gens que l’on croit paresseux ou infidèles à la cause.
Les employés deviennent des colonnes de chiffres dans un tableur. On soustrait des rangées, on déplace des onglets, on réinvente son boulier. Puis le couperet tombe et on s’en tient aux clauses des contrats signés. Il faut alors se durcir le cœur et se vêtir de formalités légales. Il y a des normes à respecter, on procède humainement ou pas, cela dépend de la « culture » de l’entreprise.
Là aussi, on peut ramener à des statistiques. Les nombres, les cycles étudiés nous apprennent que tel groupe d’âge se retrouvera un emploi, tel autre peinera, qu’un petit nombre sera mué en silence ou poussé prestement à la retraite. La roue tourne, macère le grain ouvrier.
Pour les plus chanceux, ce sera un tournant bénéfique. Il fallait que ça change ! Il était temps de semer ailleurs son jardin. Pour les autres, ce sera un parcours plus chaotique avec, dans la bouche, le goût amer d’avoir été exploité, puis laissé sur un quai qui n’accueillera que des chaloupes. Fini les grandes voiles, les océans et les îles prometteuses.
Je ne suis spécialiste de ni Marx ni Keynes – pour ne nommer que ceux-là que je n’ai pas lus non plus –. Je ne peux donc pérorer sur le sort des travailleurs ou ce que le monde idéal devrait être. Je sais qu’il y a des cycles, des horoscopes et des destins. Le chaos apparent est un ordre déguisé, la Providence vous le dira.
Il n’empêche… Je prends de l’âge et me sens de plus en plus fragile face aux remous économiques. Je n’ai été ni cigale ni fourmi et n’ai pas les bons chiffres en banque. Bref, moi et les nombres…
Je sais que je ne suis pas un numéro quand je me regarde dans le miroir. Je suis peut-être une absence pour ceux qui ne me connaissent pas, une probabilité pour les médecins ou les assureurs qui consultent mon dossier. Mais je suis un être humain pour ceux qui me respectent et qui m’aiment. Cela vaut bien un petit quelque chose.
J’espère que cela fera le poids, un jour ou l’autre, que je ne serai pas de la chair à canon et que mon petit tour de piste sera plus qu’un numéro de foire dans la mémoire évanescente de ceux qui prendront ma place. Mais bon, qui chiffrera verra.