Elles sont toujours alertes, ces vieilles mains. Elle me les montre de temps en temps, pour que je constate avec elle les ravages de l’arthrite. Elle se plaint, mais sourit. « Regarde comme elles sont tordues », dit-elle en riant doucement, comme si ses mains, devenues rigides et douloureuses, étaient de vieilles amies qu’elle ne pouvait plus comprendre, mais qu’elle aimait malgré tout.
Ces mains ont fait, bien entendu, tant de choses. Ce sont celles d’une mère après tout. Elles ont pu paraître magiques, apaisant la peur de ses enfants d’une simple caresse sur le front. Elles rassuraient pendant qu’elles attachaient les lacets, boutonnaient un manteau, ou encore consolaient des larmes trop vite apparues. Chaque geste, qu’il soit quotidien ou exceptionnel, pouvait sembler empreint d’une douceur inégalable. Aujourd’hui encore, ces mains, malgré l’usure, gardent leur pouvoir. Quand elle nous touche, même brièvement, c’est comme si tout allait bien dans le monde.
Je ne me souviens pas des mains de ma mère à l’œuvre dans son quotidien. J’invente en ce moment ce qu’elles ont pu être. Je sais qu’elles ont plié le linge, cuisiné les repas, tricoté, jardiné, travaillé dans un commerce, aimé. Derrière cette fluidité, il y a aussi un labeur silencieux, une volonté inébranlable de rendre la vie meilleure pour nous.
Aujourd’hui, ces gestes sont plus lents, plus précautionneux. Les tâches simples, comme ouvrir un bocal ou enfiler une aiguille, sont devenues des défis. Mais elle persiste, s’amuse à apprendre le piano. « Tant que je peux encore faire ça, je suis contente », dit-elle avec un sourire qui trahit sa fierté. C’est dans ces moments que je réalise combien sa détermination est une leçon de vie.
Répétons le cliché: les mains de ma mère portent les marques de tout le travail accompli. Chaque ride, chaque déformation raconte une histoire de service, de sacrifice, de persévérance. Cette usure est aussi un témoignage de bonheur vécu : les fêtes qu’elle a organisées, les jouets qu’elle a réparés, et les câlins qu’elle a distribués sans compter. Sans oublier tout le passé intime qu’elles ont construit avec l’homme de sa vie.
Ces mains ont aussi porté le poids des angoisses. Elles se sont serrées d’inquiétude lors de nos maladies, ont tremblé face aux factures à payer ou devant des nouvelles inquiétantes. Mais elles ont tenu bon. Et aujourd’hui, malgré la douleur et la lenteur, elles bougent avec une faible sérénité qui n’est possible que par l’amour que ma mère reçoit en ce moment de nous tous.
Ma mère semble en paix avec sa vie, avec ses choix, avec ses erreurs et ses triomphes. Je peux m’imaginer l’histoire de ma mère, toute sa vie concentrée là, entre ses doigts usés. Et je me dis que ces mains, bien qu’affaiblies, continuent de porter la force d’une vie bien remplie et d’un amour infini.
J’ai demandé à l’intelligence juvénile et artificielle et qui possède une bibliothèque imaginaire dans ses neurones en métaux rares de me dessiner de vieilles mains. J’ai eu du mal, dans un premier temps, à lui faire comprendre que les humains n’ont que cinq doigts par mains. Elle n’a pas d’expérience tant que ça, la mère IA. J’ai finalement obtenu quelques images convenables.
Le résultat est à mille lieues des mains de ma mère tout en leur ressemblant. C’est que la vieillesse, tout comme la jeunesse, est universelle, inscrite dans les manuels de médecine, facilement reproductibles.
Les mains de ma mère ne se révoltent pas contre la déesse Histoire. Je suis privilégié d’être encore le témoin de ses gestes et paroles.
Je pourrais parler de son sourire, de son regard, de sa personnalité. Ce seraient autant de miroirs collés au kaléidoscope de sa personnalité. Si vous possédez, vous aussi, ce privilège ou son souvenir de sa présence, vous savez ce dont je parle.
Les mains d’une mère sont un cliché, un Polaroïd, qui finira par se rosir et disparaître dans la poussière de l’espèce. Qu’importe. Tant que je vivrai, je ne me lasserai pas de les rejouer dans cette tête ou ces mains qui, elles aussi, se couvrent peu à peu de sécheresse, mais aussi d’une braise infatigable.