Ma mère a décidé qu’il était temps de se débarrasser de ses albums photos encombrants qu’elle ne peut ranger dans le peu de bibliothèques qu’elle possède dans son nouvel appartement. Elle voulait que ses cinq enfants se réunissent pour choisir ce qu’ils voulaient garder. J’ai pensé que l’exercice pouvait être difficile, car le passé se partage mal en photos. L’une voudra celle-ci, mais l’autre y sera également.
J’ai pensé que le plus sage serait de tout numériser. L’exercice est long, mais il porte déjà ses fruits. Au fur et à mesure que je numérise, j’envoie ceci, cela dans un groupe de conversation privée, demandant à ma mère ou à mes sœurs des explications sur des photos qui ne sont pas datées, m’étonnant de photos que je n’avais pas vues, me revoyant surtout dans ce passé que j’ai tendance à vraiment oublier.
Mes sœurs ont davantage de mémoire que moi, et les souvenirs de ma mère semblent intacts. Elle explique telle ou telle photo, avouant aussi que de revoir ces photos a plus d’effet qu’elle ne le croyait. À son âge, elle pensait avoir tout remisé. Ses albums photos dormaient dans un coin du sous-sol, ensevelis par autre chose.
Elle m’avoua il y a quelques jours qu’elle hésitait maintenant à se départir aussi vite de ces albums, qu’elle a plaisir à revoir ce passé avec son homme, ses enfants. Elle apprécie d’autant plus ce que j’entreprends. La modernité a ses bons côtés et la numérisation empêchera un temps que la poussière n’efface nos ombres déliquescentes.
Nous possédons un album en ligne, au vu de tous. Je le compléterai avec une partie de ce que je numérise.
Je suis sans doute rendu à l’âge où l’importance de se rappeler agit tel de l’engrais, sur le sol affadi de mon existence. Les photos qui m’interpellent davantage sont celles de mes vingt ans. J’y vois cet homme endormi par sa jeunesse qui, il me semble, n’a pu profiter de celle-ci. Comme je le mentionnais au début, j’ai vraiment peu de mémoire. Mes souvenirs sont construits davantage par des impressions que par des faits.
Par exemple, cette photo avec mon père prise en 1981 à la maison familiale. J’avais 22 ans. Je fréquentais l’université. J’étais follement amoureux d’un garçon qui m’en a fait psychologiquement baver. Et ma famille n’en savait rien. Quelques mois après la prise de cette photo, je partais pour Toronto pour fuir ce garçon avec qui j’habitais et qui saupoudrait du chaud et du froid sur mon cœur mal préparé. Je ne peux lui en vouloir. L'amour est à la fois fleur et lame...
C’est loin tout cela. Je ne me souviens même pas du chien de la photo. Je sais qu’il existait, mais sans plus.
La maison qu’on voit derrière, je l’ai bâtie avec papa et des ouvriers. C’était huit ou neuf ans plutôt. Mon père me payait, je crois, vingt-cinq cents de l’heure. À la fin de l’été, je m’étais payé non pas des patins, mais une dactylo…
Je suis content de retrouver toutes ces photos, heureux que d’autres aient conservé pour moi ces témoins figés qui me permettent de rebrousser le chemin des événements.
Je n’étais pas vraiment proche de mon père et celui-ci n’était pas, en homme de son temps, quelqu’un qui se confiait. Ma vie de jeune gai romantique et timide ne pouvait pas à cette époque faciliter la conversation.
Comme je le soulignais à ma mère, ce qui me rapproche maintenant de mon père n’est pas ce que nous avons vécu ensemble. Ce ne sont pas les paroles échangées. C’est qu’il me semble lui ressembler de plus en plus, que mon vieillissement s’apparente en partie au sien.
Et puis, je l’ai vu mourir. J’ai entendu ses dernières paroles, exprimer son renoncement. C’est sans contredit le souvenir le plus réconfortant que j’ai de lui, car, bien sûr, cela ne fait pas deux ans qu’il s’est éteint.
Il n’empêche que cette photo, moi près de lui, lui souriant, me rappelle que j’ai eu avec lui, ma mère et mes sœurs, une belle enfance et une belle vie. C’est un témoignage que l’on veut transmettre. Bien qu’être aimé ne soit pas une garantie que la vie sera belle, on ne peut que remercier, aux deux tiers de sa vie, les corps et les cœurs qui ont semé en soi la force d’être là.
Une photo est plus que du papier. Elle est un dessin de mémoire, une empreinte qui ne vaut certes pas grand chose dans la marmite des existences. Et pourtant, à les regarder, on a l’impression que son âme retrouve une humeur et une humidité qui semble parfois se faire si rare. Je me souviens, dit la province. On ne se souvient certainement pas assez.