Il sortit de sa bibliothèque ce que j’ai cru être un vieux et épais missel. « Ce sera un cours spécial, aujourd’hui. Ce sont des airs de Noël. » J’ai souri en me disant « pourquoi pas ? »
« Nous allons commencer par Sainte Nuit, tu connais ça par cœur, n’est-ce pas ? » Il se met au piano, joue quelques entourloupettes en guise d’introduction et je me mets à chanter. Après à peine une phrase, il m’arrête. « Bien, maintenant, il faudrait mieux la chanter. Tu vois, quand on chante des notes, on ne chante pas, il faut se rendre compte de l’harmonie de la pièce, celle qui guide la mélodie. Écoute. » Il plaque en accéléré les accords de la pièce. « L’harmonie ne bouge pas tant que ça, elle est comme un tunnel dans lequel ta voix doit se glisser. C’est au-delà de la ligne mélodique, c’est au-delà de la performance et de l’émotion. Maintenant, écoute encore ces accords, puis maintenant, chante en tentant de rester dans cet étroit tunnel. »
Je m’exécute. Oh, bonté divine, le sainte nuit m’englobe. Je crois comprendre. Qu’à cela ne tienne, Vincent s’interrompt et monte d’un ton la mélodie. « Recommence. » Déstabilisant, ça. Le tunnel n’est pas le même. Vincent me reprend vite. Je ne chante déjà plus comme il faut. Bordel, c’est juste Sainte nuit ! Je recommence, puis, pour ne pas que je m’assoie sur ces fragiles lauriers, le professeur monte encore d’un ton. L’exercice est émotif, épuisant.
« Bien ! Passons à autre chose. » Je lui tends le bouquin. Vincent le feuillette, souris, me le tend de nouveau. C’est un air que je ne connais pas. Nous sommes à une semaine de Noël et me voilà plongé soudain dans une atmosphère vieillotte du siècle dernier. Je me dis que mes parents ont peut-être tenu une telle recension d’airs des fêtes. L’air est joyeux et, encore une fois, Vincent me fait réaliser où se trouve l’harmonie et me fait découvrir aussitôt que, lorsque je m’insère dans le tunnel délicat des accords, ma voix est tout à fait juste.
Ce sont pourtant des airs simples, parfois un peu quétaines, surtout en ce qui a trait aux paroles (vous savez, moi, les bondieuseries...). Pourtant, dans ma bouche, si je n’y prête pas attention, le chant reste justement fade, sali.
« Ok, maintenant, attaquons un vrai air de ténor. Minuit, chrétiens. » «What?» « Et tu connais sûrement l’air par cœur. » Il ne me ménage pas en attaquant la pièce. La tonalité est confortable. Je m’exécute. Ça va, mais je n’ai pas le temps d’être heureux que mon professeur s’interrompt de jouer. « Et le tunnel, lui ? » Il plaque les accords. Oui, c’est vrai, le tunnel, le tunnel, le tunnel. On recommence. Méchante belle voix le Verville, que je me dis. Mais juste avant de pouvoir montrer toute ma tessiture avec LA note, le EL, de Noël, juché pas très haut tout de même, voilà que ma voix s’éteint, la gorge nouée dans la vision des messes de minuit à laquelle j’ai participé. En une fraction de seconde, je me suis vu à la place du chanteur, placé près de l’orgue, sœur Rose atteignant à peine, les pédales de l’instrument. En un millième de seconde, pas plus, j’ai imaginé mes parents assis dans la salle, fiers d’écouter leur fils mener la barque. Je me suis arrêté, les larmes aux yeux.
Vincent a bien vu qu’il se passait quelque chose. « L’émotion ne sert à rien pour chanter, il faut aller au-delà. » Ben oui, mais t’étais pas dans le jubé avec moi, mes parents se tournant pour m’entendre... Comme toute réponse, Vincent monte d’un ton et je dois à nouveau m’exécuter. Ce n’est pas rien, le Minuit, Chrétiens. C’est un air pour montrer sa voix et je mène difficilement ce bal. Comme quoi, j’ai encore du chemin à faire. D’ailleurs, même s’il semble satisfait du résultat, Vincent me fait remarquer que, dans une église de campagne, ça passerait, mais certainement pas dans un univers professionnel. Eh, oh, le prof, pas obligé de rentrer le clou plus loin, je le fais déjà assez moi-même !
Je ne lui dis pas tout ça, j’accepte d’en rire et de me soumettre à son jugement, car, veux, veux pas, j’avance, j’avance ! Je n’aurais pas cru qu’en un an, j’en serais à chanter si haut. Pas longtemps, mais quand même. Et là, de découvrir tous ces tunnels d’harmonie...
Quoi qu’il en soit, nous passâmes bien la moitié du cours, si ce n’est davantage, à chanter ces airs passés, usés jusqu’à la corde. La leçon fut grande. Pas de compréhension du tunnel, pas de justesse, pas de facilité. Même ces notes si hautes qui me font peur, ne peuvent être atteintes que si on accepte, dans un premier temps, de s’y abandonner. S’oublier quoi.
Dans ma douche, ce matin, j’ai chanté mon Minuit, chrétiens. Nous sommes le 26. Noël est passé, peu importe. Noël, c’est un jour plus qu’ordinaire. Mais si c’est Noël tous les jours, le cœur devient léger, tendu d’espérance de bonheur. Aidé de la céramique, de l’humidité et de ma nudité, j’ai atteint facilement le la du no-EEEEEEELLLLL. Peut-être que mes voisins m’en entendu et ont pesté contre le fou qui hurle à neuf heures du matin. Tant pis, j’étais tout nu et heureux comme un petit Jésus.
P.S. : En guise d’excuses, voici la très belle voix de Richard Verreau. Lui, il connaît ça. Et son dernier ELLLL, c’est un si, m’sieurs, dames.
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