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Nos espaces-temps

11 janvier 2020

La semaine dernière, j’ai fixé les dernières moulures dans le corridor. Cela traînait depuis quelques mois déjà. Mes rénovations ont été un peu la risée de tout le monde, car elles se sont étirées pendant dix ans. Au début, cela allait bon train, je puisais dans l’argent reçu de la vente du condo. Puis, avec le ralentissement de mes activités de travailleur autonome, et la transition vers l’emploi dans une société, les multiples responsabilités, la stabilisation financière, mais surtout l’âge, oh ! l’âge, la construction est devenue un projet à long terme. Cela aura eu ses inconvénients et ses avantages. Ce qui n’est pas fait avec empressement a plus de chance d’être construit solidement et intelligemment.

Après avoir posé ces moulures, mon regard sur l’appartement a changé. Le week-end dernier, j’en ai profité pour changer de sens le lit, ramené l’exerciseur elliptique dans la chambre. Le salon possède deux fauteuils ; j’ai une table pour recevoir, même si ce n’est pas l’idéal. En fait, rien n’est encore idéal ; il manque trop de choses, tout n’est pas construit. Je peux encore faire rire bien des gens.

Toujours est-il que j’ai l’impression d’avoir achevé les espaces où je vis, espaces qui appartiennent tout de même à la banque — j’en ai encore 15 ans à payer si je ne meurs pas avant —, bref, j’ai le sentiment de m’être approprié mes dimensions. C’est un peu difficile à exprimer, un peu comme si je réalisais le caractère tangible de l’endroit où j’habite. Les choses sont à ma mesure, crées, ciselées par moi. Du coup, mon souffle s’est apaisé, mon regard s’est tu en quelque sorte. Et parce que je prends conscience de ces espaces, le temps, lui, semble se rétrécir, aller relativement plus vite. Je me dis que ce que je possède n’est entre mes mains qu’un sable sans valeur. Je pourrais partir demain. C’est Jacques, mon père, tout craché, ça, je pense. Je pourrais également dire que j’ai la Lune et Jupiter en Sagittaire, et que le Soleil et Mercure sont dans le secteur IX, maison de Jupiter. Ça ne dira quelque chose qu’à de rares personnes. Disons que Jupiter, c’est l’accomplissement dans la croissance, l’ailleurs, le tout en avant.

J’ai toujours eu ce goût de partir, d’être ailleurs, de fuir, de ne pas m’enraciner.

Quand un aventurier ne possède pas l’insouciance ou le courage de quitter son port, il finit par procrastiner, à s’oublier. Encore heureux que je ne sois pas du type à me perdre dans les drogues ou l’alcool, car mon esprit s’impatiente encore. Il a retrouvé sa soif de lire, de comprendre, de jongler avec la réalité. Il veut plonger à nouveau dans l’océan du temps, cette variable dimension qui, aux dires des physiciens, se contracte au contact de la matière, s’allonge aussi vers l’infini quand l’espace s’étiole.

Le dilemme s’enracine dans ce bonheur que je vis. Je ne peux certes pas me plaindre. Les choses vont bien, les amis vont bien et je semble avoir ma place, du moins j’en vis l’illusion.

Nous roulons nos petits corps, nous déformons autour de nous l’espace-temps, des êtres, eux-mêmes avec leur gravité déformante, se font attraper dans le giron de notre pesanteur, ou nous nous laissons gober par leur attraction plus imposante. Nos univers imbriqués s’additionnent avec ceux d’une compagnie, d’un pays, parfois d’une planète. Le temps devient variable, nous échappe parce qu’il passe trop vite devant nos énormes yeux, les tragédies et les angoisses éclosent alors comme des volcans déterminés. Plus nos dimensions s’agglutinent, plus nous devenons prévisibles, et lorsqu’on reporte notre attention sur notre singulière densité, le temps et tous les possibles ont parfois l’effet d’un concert assourdissant qui nous étourdit, nous enivre et nous déstabilise.

Avant hier, je rêvais que je mourrais, mais pas n’importe comment. Mon âme migrait dans un coussin blanc, devant moi. C’est peut-être ainsi que les hommes vivent ?

Je pourrais conclure avec ce fameux cliché que je suis à la croisée des chemins. À bien y penser, nous sommes toujours sur une route farcies d’intersections. La croisée est ainsi à portée de pas.

Le temps semble être la direction de l’espace. Quand on s’occupe trop des choses matérielles, on desserre son emprise sur le volant. Ce n’est pas étonnant de voir surgir les voitures autonomes. Elan Musk est le prochain messie. Le jour où l’on s’assoit, l’on respire, l’on se couche sur un grabat, le temps nous rattrape, nous freinons brusquement, parfois avec un haut-le-cœur prodigieux, intolérable, car le temps redevient cette région inexplorée et précieuse. Il s’épaissit en quelque sorte, se finalise.

Reprendre le contrôle de la route, accepter de changer d’espace, de dimensions, est une noble aventure. Peut-être inutile, mais noble.