en

Nos voiles

26 janvier 2012

Je n’ai pas le droit de vous photographier, de parler de vous en montrant votre visage. Vous avez droit à votre monde intérieur, à votre anonymat même si, paradoxalement, vous rêvez peut-être d’être sur le devant des scènes. Dans l’Amérique des Américains, je ne serais pas ennuyé ou intimidé.

Hier après-midi non plus, en fait. Il est vrai que je n’ai pas utilisé de flash, la plupart d’entre vous n’ont même pas remarqué. Qui sait, vous verrez peut-être un jour cette photo, ou quelqu’un de votre entourage vous verra et vous criera des injures, car vous aurez menti. Vous n’étiez pas là où vous deviez être, vous avez séché l’école, vous n’étiez pas au travail.

Évidemment, vous n’avez rien fait de tout ça. J’invente, je ne vous connais pas. Lorsque je reprends le métro, vous êtes encore là, mais ce n’est plus vous. Vos visages sont étrangement similaires, mais ce ne sont pas les mêmes.

Pour ma part, je revenais d’une assignation. J’ai pris des photos d’un poste électrique. Je n’étais donc pas non plus à ma place habituelle. Quelqu’un m’a peut-être photographié et aura mis la photo sur Internet. Un de mes clients, croyant que je travaillais sur son projet pourrait m’avoir vu.

Ciel, j’ai droit moi aussi à mon anonymat. C’est une petite chose que l’on place devant soi, comme un voile, afin de préserver nos somptueux atours personnels.

Qu’importe. J’ai pris cette photo quelques minutes après avoir terminé la lecture de A Voyage to Arcturus, livre étrange, écrit au début du XXe siècle. Il ne me fit pas la même impression qu’à sa première lecture, quand j’avais vingt ans. Mais à vous regarder, chers passants, me ramena tout de suite à ce livre que je venais de quitter. La conclusion du roman se veut hyper-métaphysique au point qu’on en échappe la signification.

L’auteur a sans doute raison. On ne pourra jamais comprendre même si, derrière notre anonymat, on comprend tout.