Comme une coquille, une mince toile élastique, tendue sur tout l’univers de notre présence. Notre défense, notre interprète, notre peau. Sans elle, rien. Nous sommes ce qu’elle est, un barrage, une digue perméable, adaptable. Grâce à elle, nous parvenons à nous mouvoir dans l’atmosphère dense de la matière. Elle nous informe, nous avertit, semble tout connaître même si, pour ce dont elle est aveugle, sourde, et muette, elle fait fit d’aucune pudeur, laisse à d’autres organes le soin de parfaire notre enseignement. Nous l’oublions ? C’est que, par ces ouvertures qu’elle a laissées béantes, l’univers nous semble si magique. Il n’est pas étonnant que nous l’ayons ainsi reléguée au rôle d’une esclave docile. Elle semble si bête.
Nous la croyons d’ailleurs à problèmes, c’est la première qu’on accuse, que l’on cache ; nous la lavons constamment, car elle bave, elle transpire, se souille de ce que l’on expulse. Elle n’est pas non plus toujours au bon endroit, se soucie peu de contraindre notre sédentarité. Elle nous empêche d’aller au-delà du corps.
Cette prison nous affame. Voilà pourquoi, peut-être, nous aimons tant nous abreuver de la peau des autres, que nous cherchons, à défaut de goûter à nos propres salives, à boire ce qui s’évapore de ces cuirs si parfumés que sont ces êtres endimanchés, on le croit, plus que nous.
Fermons les yeux. Bouchons nos oreilles. Pinçons le nez, serrons les lèvres. Tout cesse, contenu dans un chaudron de chair. On peut se crever le regard, se percer les tympans, nous survivrons, et la peau saura nous guider. Pour l’oxygène, la nourriture et l’eau, elle n’est d’aucun secours. Du moins, nous le percevons ainsi.
Et on peut rire de ces phrases. Tout cela est faux. Les dermatologues nous le dirons. Comme il n’y a ni esprit ni matière, comme il n’y a pas plusieurs discours, mais une seule conversation, il n’y a que nous, miraculeusement nous, enfermés, bien au chaud, dans notre scaphandre. Sans cette peau, point de voyages, point d’expériences. Il faut bien un navire pour découvrir les horizons.
La moindre fissure, la moindre rougeur, la moindre sueur, sécheresse, la plus subtile des démangeaisons ressemble à la croûte de cette planète. Sur notre peau se lit la géologie de notre existence. Notre stress l’assèche, nos angoisses l’enflamment, nos désirs l’hallucinent, nos envies la rendent adultère et sauvage.
Elle est si vraie que nous la cachons ; parce qu’elle ne peut mentir, elle nous paraît vulgaire, jamais à la hauteur de ce que les yeux, les oreilles et la bouche ont cru goûter des autres. Pourtant, lorsque nous sommes fatigués, lorsque nous n’en pouvons plus, nous nous glissons sous l’eau pour lui redonner ses rêves fœtaux, nous nous abandonnons aux mains des masseurs, nous nous abandonnons en taisant l’ouïe, le goût, le regard pour enfin laisser au toucher déployer ses innombrables antennes, pour lui redonner parole et puissance.
Il n’est de réelle méditation que celle effleurant l’épiderme. Peut-être s’agit-il d’ailleurs de notre seule véritable connaissance. Il n’y a ni amour ni vérité, sans caresse. La tendresse, on laisse ça aux intellectuels.
Lorsque vous sortirez, aujourd’hui, lorsque vous prendrez le métro, arriverez au bureau, lorsque vous croiserez dans la rue les passants, oubliez leurs regards, concentrez-vous sur leur peau, ce qui ne peut mentir. Ensuite, retournez à leurs yeux. Calculez les différences. La mathématique vous étonnera.