Après une décennie au sein de la même entreprise, on est porté à se croire à l’abri d’une perte soudaine d'emploi. J'occupais un poste mélangé, hybride. Mes fonctions allaient de gestionnaire de talents, au maintien d'application, de participation à divers comités ainsi, et surtout, au développement logiciel.
Il s'agit d'un licenciement temporaire de six mois. Je ne suis pas le seul à avoir été largué. Comme dans bon nombre de sociétés informatiques, l'heure est à la restructuration. Je l'ai déjà décrit dans un précédent billet: quand vient le temps de faire des calculs, les talents redeviennent des ressources, des numéros comptables. Rien de neuf sous le soleil d'une croissance ayant le hoquet.
Ce matin de l'annonce, je reçus une invitation à me présenter aux ressources humaines une heure plus tard. Je sus aussitôt de quoi il en retournerait. Je pris mon sac à dos et vidé calmement le tiroir de mon bureau, m'assurai que ce qui m'appartenait disparaissait de l'endroit. J'enlevai mon chandail au nom de la compagnie et le laissai sur le dossier de ma chaise.
Je me suis levé. Il me restait vingt minutes à attendre. Mon bureau est situé dans un endroit largement fenêtré. J'ai pu observer la ville, les bras derrière le dos, ai laissé mon regard tenter d'amadouer mon cœur qui battait déjà un peu trop fort.
À l'heure convenue, je pris une large respiration, Je ne suis pas allé voir les quelques collègues présents plus loin, et pris le chemin du département des RH. M'y attendaient deux responsables dont l'expression faciale, quasi plastifiée, m'indiquait que mes craintes étaient fondées.
Je déposai mes affaires et leur dis: "Je suis prêt". Cela parut les désarçonner. Petite victoire pas bien méchante. L'entretien dura cinq minutes. Je suis demeuré poli, je n'étais pas encore en colère. Ma déception n'était pas encore palpable. On me demanda ma clé électronique. On me remercia de mes "loyaux services". On était probablement honnête, mais déjà, de parler de moi avec un pied dans le passé m'indiquait qu'on n'avait probablement pas l'intention de me rappeler.
Je ne veux pas leur prêter des intentions. Ils sont peut-être aussi honnêtes que leur désarroi devant ce qui arrive. Je décidai de revenir à la maison à pied. Je suis à deux stations des bureaux. Malgré la préparation, l'impact émotionnel se fit graduellement sentir dehors. Je n'ai pas trop enregistré le parcours. On venait de m'expulser du train.
Le terme français possède sa poésie. Dans une vie, on marche beaucoup. On avance, on recule et on n'essaie de ne pas faire du surplace.
J'ai été dix-sept ans travailleur autonome; je les ai vécus de manière sans doute malhabile, à ne rien prévoir et à m'endetter. J'ai mis plusieurs années à me refaire une santé financière. J'ai appris beaucoup au sein de l'entreprise qui venait de m'abandonner. Je ne suis certes pas le même homme, le même travailleur. Je marche différemment d'autant que j'ai l'âge de la retraite.
J'ai accompli beaucoup en dix ans. Je suis un homme à tout faire. Je sais administrer, programmer, négocier avec des clients. Je sais également écouter, consolider, faire réfléchir. Sans orgueil, je peux affirmer qu'on aimait ma présence, mes conseils et mon savoir-faire et savoir-être.
Et puis je sais chanter, lire une carte du ciel, écrire. Homme de la Renaissance qui renaît souvent. Bon à tout, bon à rien. Devant la catastrophe, j'ai été longtemps le mammifère pouvant se frayer un nouveau chemin dans les cendres encore chaudes.
Je ne me sens pas prêt à arrêter, d'autant plus que je n'ai pas les reins financiers assez solides pour quitter tout travail. J'ai encore la santé et j'aime encore tout ce que je fais.
Tout de même. Je n'en demeurai pas moins paralysé pendant la première semaine qui vient de se terminer. Durant ce temps, l'angoisse fut au rendez-vous et mon premier réflexe a été de continuer à programmer comme si de rien n'était un projet personnel. J'ai cependant annulé presque tous les abonnements électroniques que je me permettais de souscrire, ai réduit certains d'entre eux. J'ai commencé à faire du ménage dans tout, à remplir des sacs des livres, des choses qui s'accumulaient, qui m'endormaient.
J'ai reçu ce matin le montant que je recevrai de l'assurance-emploi, soit la moitié de mon salaire. Pour trente-six petites semaines. Je dois prendre rendez-vous avec un conseiller financier qui saura me brosser le froid portrait de ce qui s'en vient.
Comme disait feue ma grand-mère Antoinette, quand on pense qu'il n'y en a plus, il y en a encore... Ce n'est pas parce que je dois abandonner une partie de ma mollesse bourgeoise que je ne réussirai pas à vivre. Chaque chose donc en son temps.
J'ai toujours détesté devoir me vendre et l'idée de refaire un CV, d'expliquer à tout un chacun ce que je peux valoir me répugne. À "mon âge", le marché du travail peut paraître étranger. À recevoir déjà des offres automatisées par l'incontournable LinkedIn, je réalise que très peu de choses ont changé, sauf que tout semble se faire dorénavant par le numérique et les réseaux sociaux.
Même ma lettre de renvoi m'indiquait de ne pas faire d'esclandre sur Facebook et consorts (je ne suis pas le genre, pourtant. Ce n'aurait pas été le cas quand j'avais vingt ans. Je pourrais vous raconter des choses...). Tout le monde marche sur des œufs dans l'univers feutré du par ailleurs du tout permis.
Je sais que la compétition est féroce, et souvent plus jeune, rendant la tâche encore plus intimidante. Comment expliquer à un recruteur l'humain que je suis, l'expérience que j'ai, s'il ou elle ne lit que les listes à puce de mon curriculum?
Comparer ma recherche d'emploi à un labyrinthe serait juste. Chaque tournant révèle de nouvelles méthodes et outils que je devrais sans doute posséder ou apprendre. La rédaction de son CV a-t-elle changé? Comme pour les langages de programmation, il y a une certainement une saveur du mois, et bien malin qui saura trouver ma candidature à son goût au moment où la crème glacée change de couleur?
Pour naviguer dans ce dédale, devrais-je m'inscrire à des ateliers de réorientation professionnelle, me rapprocher de réseaux professionnels pour seniors? Cela me paraît bien inutile. On sait tous comment cela marche. Le hasard et un peu de chance auront toujours le beau jeu.
Il y aura une conclusion, un tournant comme me le prédisait ma carte du ciel. Eh bien, je tourne... la page, et un peu en rond.
J'ai demandé à ChatGPT de m'écrire un article sur le présent sujet. Je n'ai retenu que quelques phrases, mais le reste est du pur Verville. Ce n'était pas difficile de refuser le texte du robot, car cela pue la motivation préfabriquée. En voici un exemple:
Il est facile de se sentir dépassé, démotivé face à tant de nouveautés et de défis. Pourtant, je suis déterminé à transformer cette épreuve en une opportunité. Des ressources comme des séminaires sur les compétences numériques, des conseils en réorientation, et le soutien de proches sont des bouées de sauvetage précieuses.
Ou bien:
Un nouveau chapitre commence. Cette transition forcée est difficile, mais elle n'est pas la fin de mon histoire professionnelle. Je choisis de voir ce moment comme une chance de réinventer ma carrière, d'apprendre de nouvelles compétences et de rencontrer des personnes inspirantes.
C'est sûr, c'est sûr, comme disait un mononcle quelconque. Faut pas se laisser abattre, faut espérer, penser positivement, avoir confiance. Les choses finissent par s'arranger. Il n'y a pas mort d'homme, seulement un détournement de destin.
Mais cela pourrait aussi s'arrêter là. Le labyrinthe n'est pas juste dans la recherche d'emploi. J'ai atteint cet âge où on ne fait pas trop les choses inutilement. On a envie de se reposer, de prendre sa bière, de ne pas penser à la graisse viscérale qui s'installe dans l'abdomen. On n'a plus innocemment vingt ou trente ans.
Ma tête de poète me voit déjà dans un lieu sans nom, un labyrinthe d'ancienneté, de forêts et de sagesse dense. J'aimerais pouvoir rester immobile, sans trop de vêtements, libre, à la respiration sereine, aux pensées qui n'en sont plus. Cela étant dit, ne rien faire est une perte de temps. Je ne connais pas encore tous les secrets de l'univers et ce n'est pas demain la veille que je pourrai n'en percer qu'un...
J'ai reçu un appel de ma mère, hier, qui voulait savoir comment allait son garçon. Une mère, ce n'est pas une entreprise, cela ne fait pas de comptabilité, et c'est ça qui est bien avec la vie.
Ma mère me racontait qu'elle continuait à apprendre le piano. Elle quitte bientôt sa lointaine campagne pour se rapprocher de ses enfants. Elle aura bientôt 86 ans. De la savoir près de moi, d'avoir également sœurs et amis aux alentours est la seule leçon, le seul réconfort dont j'ai besoin.