J’ouvre la porte de la sexerie. Aussitôt, mon neveu Dimitri me reconnaît, heureux et surpris. «Eh, mononcle! Oups, dit-il, je ne devrais pas t’appeler ainsi dans ce genre d’endroit!» J’éclate de rire. «Mais si, je suis un vieux pervers.»
Dialogue incongru, s’il en est, pour un homme qui a bercé l’autre. Je connais Dimitri depuis sa naissance. Il en a fait du chemin en vingt-quatre ans, en passant par de multiples tentatives de s’intéresser à l’école, pour ensuite fuir six mois en Inde. Il est artiste, un elfe élégant, cet air dans les yeux de vouloir s’amuser et de vous montrer qu’il en a vu d’autres.
«J’ai vieilli trop vite, quand j’étais jeune, maintenant, je veux encore me faire un peu de fun avant de redevenir sérieux», dit-il pour ensuite me présenter à son compagnon de travail, un gringalet nerveux, un peu plus âgé aussi. Tous les deux revêtus d’un uniforme sobre. Chemise et pantalon noir, cravate rouge. De vrais lutins du sexe.
Malgré sa bonne humeur apparente, je sens que Dimitri est intimidé par ma présence. «Vas-y, shoote-moi tes questions, tu es venu pour ça.
-- Y’a pas le feu, lui dis-je, je suis venu certes pour prendre des notes, mais c’est plus intéressant de te connaître tout comme ton confrère.»
J’ai en effet l’idée de camper mon prochain texte dans l’univers ou autour de l’univers d’un sex-shop, sans toutefois y aller dans la gentille mièvrerie de Amélie Poulin. S’il y a un endroit où on montre sa vraie nature, c’est bien, avec la mort, dans le lit qu’on peut le faire. Je fais, dans un premier temps, le tour des allées. L’endroit est bien tenu. Le local fait peut-être la moitié de mon appartement et la panoplie sexuelle hétéro d’usage n’est pas très différente de ce que je suis habitué de voir dans leurs équivalents homosexuels.
«Il ne doit pas y avoir grand-chose qui te choque ici, suggère Dimitri.
-- En effet, y’a peut-être plus cru dans les boutiques gaies.
-- Ouais, moi-même quand je vais là, j’écarquille les yeux.»
Je souris. Dimitri est aux femmes, mais il a les yeux et le coeur franc de celui qui a dû avoir essayé pas mal de trucs. Et, au final, du cul, c’est du cul.
Son compagnon est bavard, me pose des questions sur mon écriture. Après un certain temps, je leur pose la question qui tue:
«Écoutez, vous m’apparaissez deux gaillards intelligents et allumés. Sans dévaloriser l’endroit, comment se fait-il que vous soyez atterrés ici?»
Les deux rient de bonne foi, comprennent ma question, se grattent la tête, se regardent. Jean-Louis finit par soupirer. Et je sais ce que cela peut signifier, que son histoire est compliquée. Il suggère qu’il angoissait à l’école et qu’il lui a fallu fuir. Un peu comme Dimitri, je pense. Lorsqu’on fuit, on accepte de changer de route et il est parfois difficile de se revenir sur l’autoroute des gens qui font tous pareil. C’est le lot des artistes en général. Dimitri l’est, Jean-Louis aimerait l’être et il m’avoue un peu plus tard qu’il brûle d’envie d’écrire.
«Tu n’as qu’à le faire, alors.
-- Ouais...»
Ben oui, ouais.
Nous sommes mercredi soir. Il n’y a pas foule dans la boutique. Je leur pose de multiples questions sur le type de clientèle, sur les rapports homme/femme. Beaucoup de jeunes, semble-t-il, en mal de connaître ce que l’école ne leur délivre plus, à savoir un cours basique sur la sexualité. D’autres jeunes, parfois violents, qui ont du mal à exprimer les pulsions de leurs hormones encore prisonnières d’une moralité religieuse étouffante. Des touristes qui achètent ici ce qu’ils n’achèteraient pas chez eux.
D’ailleurs, un couple entre. Jean-Louis va leur répondre. Il y aura vente d’un petit stimulateur de poche pour femme. Dimitri lui conseille le type de lubrifiant à utiliser avec ce genre d’appareil. Totale franchise, c’en est très beau, je vous dis. La jeune femme est contente, son compagnon le semble aussi. Il n’achète rien pour lui, mais je devine qu’il sera le complice de la soirée.
Un peu plus tard, deux gars qui se procurent du viagra «naturel», un des plus gros vendeurs de la place. Ensuite arrivent deux joyeux lurons, totalement saouls, qui viennent dire bonsoir à leurs amis. Des habitués qui repartent presque aussi vite. À part la musique un peu assommante, l’endroit baigne dans une aura simple de petite boutique ordinaire et proprette. Évidemment, tant le produit qui y est vendu que la clientèle qui se présente n’ont rien à voir avec le dépanneur du coin.
J’aurais presque envie d’y travailler, ne serait-ce que pour me nourrir de l’humanité qui y rôde. Le sex-shop n’est pas un lieu de débauche et beaucoup de gens y viennent pour acheter les compléments nécessaires à l’expression de leurs désirs et fantasmes. C’est tout à fait normal et inoffensif. On y voit aussi, malheureusement, d’après ce que m’en disent mes deux hôtes, les dégâts de tant de malentendus. Ils s’efforcent, quant à eux, de rétablir l’équilibre. Un peu donc des éducateurs, ces deux-là, car grands sont les désastres de la mal-éducation sexuelle. On ne s’étonne pas alors des catharsis sur le consentement et le viol qui apparaissent de nos jours.
La sexualité est le terrain de l’honnêteté et comme la nature humaine est encore indomptée (sera-t-elle un jour libre et consentante?), il faut beaucoup d’adresse et d’intelligence pour que, dans un lit, ou dans le fond d’un corridor, on puisse compléter la danse suave et chaude du plaisir sans qu’on y verse ni sang ni pleurs. Cela vaut tant pour l’homme, pour la femme et ceux et celles qui naviguent entre les deux. Cela vaut également pour les autres rapports humains nés du désir d’aller de l’avant, de conquérir, de transmettre ses gènes coûte que coûte.
Une grande danse, je vous dis, un grand combat.
Je me promets de revenir dans ce sex-shop. Je suis voyeur, après tout, non pas des actes, mais des êtres humains. Je peux comprendre aussi les Jean-Louis, les Dimitri de s’y attarder. Bizarrement, ce genre d’endroit fait du bien à l’âme.
Dimitri me raconte son projet de poursuivre son voyage au-delà de l’Inde. Nous sommes tous des explorateurs. Ce serait tellement plus facile si on cessait de se refuser l’aventure.