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Sur tous les registres

2 décembre 2012

C’était, hier, la journée de tous les registres. Un travail manuel durant la journée, puis grand concert symphonique à l’université McGill. Ensuite, quelques choristes se sont réunis pour une bière. De là, j’ai suivi un ami choriste dans un bar de danseurs. Une première pour moi.

J’y suis allé, on va dire anthropoligiquement curieux. J’avais davantage le désir d’accompagner cet ami que de croire que je pourrais m’émoustiller pour un danseur, si beau et en érection fut-il. Et je ne me suis pas trompé. Le Campus offre sur scène la marchandise promise, sans tambour ni trompette. La musique n’est même pas forte, un présentateur baragouine le nom des danseurs, mais on ne comprend rien. À notre arrivée, un grand Noir, tout de muscles vêtu, se languissait devant des clients à peine intéressés. Nous nous sommes assis à l’arrière, puisque les rangées de devant étaient occupées. Le « numéro » de chacun se fait en deux temps, durant trois ou quatre minutes, intercalées entre les numéros des autres. La première fois, le danseur arrive habillé, se dandine dans la mesure de son talent (qui est généralement médiocre). Lorsqu’il revient, il est en caleçon, son membre bien visible. Comment l’érection est obtenue, je ne sais. Comme plusieurs danseurs sont hétérosexuels (ça serait à vérifier...), ils n’ont certainement pas des copines à l’arrière pour les « démarrer ». Je suis naïf, je le sais. J’ai déjà photographié un acteur porno (fort sympa !). Comme il voulait des photos explicites, il était parti à la salle de bain s’injecter un truc (« plus rapide que les pilules », m’avait-il dit, et pas besoin d’être excité).

-- Le but, me dit mon ami, c’est de repérer les tables qui se libèrent. Le spectacle est mieux quand on est plus près.

Mon compagnon, on l’aura compris, est un habitué (je le nomme maintenant B.). Il m’avait servi aussi cet avertissement : « quand un danseur, dans la salle, s’approche de toi et te salue, il est de bon ton de lui dire que tu n’es ici que pour discuter avec ton copain, en le remerciant et lui disant que, peut-être, une prochaine fois... »

J’ai posé beaucoup de questions à B pendant que des danseurs tentaient d’attirer nos regards. En vingt minutes, nous étions assis dans la première rangée. Il faut dire que nous sommes arrivés sur le tard et la clientèle commençait à s’étioler.

-- La première rangée de clients doit toujours applaudir à la fin d’un numéro, m’instruit B, qui n’évita aucune des questions que je lui ai posées.

J’aurais aimé raconter ici son histoire, mais je vais respecter sa vie privée.

Un danseur est bel et bien venu nous offrir ses services (il y a des cabines à l’arrière). J’ai décliné gentiment l’offre. Il est resté quelques instants à discuter avec moi. Le jour, il écrit des contes pour enfants (!!), suit des cours de programmation neurolinguistique, semblait très motivé par ses projets, possédait un ton fort doux.

À 20 h, j’étais debout avec cent autres choristes pour interprétation l’une des œuvres majeures du XXe siècle. Trois heures plus tard, je bavardais avec un danseur pendant qu’un autre présentait son bassin animal à un client qui, un vingt dollars dans la bouche (signe d’une acceptation mutuelle), plongea sa tête dans l’aine du bellâtre.

B riait du spectacle, nous recommanda une bière. Il me décrivit ce qui se passait dans d’autres clubs du genre. Comme il voyage beaucoup, il me déclara que Montréal demeurait un endroit sécuritaire, presque chaleureux, comparé à ce qui se passe dans d’autres villes.

Il serait facile de glorifier ou de ramener très bas cette réalité. Je ne saurais ni faire l’un ni l’autre. Je trouvais ces danseurs courageux de faire ce qu’ils faisaient, surtout s’ils sont hétérosexuels comme le prétendait B. La plupart avaient certes les « atouts » pour l’exercice et leur corps ne servait que de miroir reflétant les fantasmes des clients. Clientèle d’ailleurs très variée, et les plus excités n’étaient pas les plus vieux. Trois ou quatre gars, à peine dans la vingtaine, des touristes sans doute, découvrant Montréal, s’appropriant aussi vraisemblablement leur sexualité, étaient heureux de jouer les affamés qu’ils étaient vraiment. Ceux-là, en fait, étaient plus excitants que ceux sur scène.

Bien entendu, je me sentais une vieille vadrouille intellectuelle pas à sa place. J’ai quand même calé mes bières et ai discuté intensément avec B tout en émettant des commentaires de faux connaisseurs sur la technique de tel ou tel danseur. Y a pas à dire, c’est quand même beau, la jeunesse...

Je suis rentré tard. J’ai dû prendre un taxi. J’ai fait jaser le chauffeur, un Haïtien (surprise !), qui envoie ses enfants à l’école privée. Conduire un taxi est son deuxième emploi qu’il fait surtout les week-ends.

Chaque existence est une bulle. La ville bouillonne. Les bulles éclatent et se reforment. Les registres sont divers. Parfois on écoute du violon, parfois on ouvre grand les yeux le derrière écartelé d’un demi-dieu, parfois on s’émeut sur un chauffeur de taxi qui dit vouloir retourner, dans dix ans, à sa retraite, dans son Haïti, pouvoir enfin ne plus rien faire, car les enfants seront devenus tous des adultes.

Ce que j’ai vécu en cette seule soirée pourrait être repensé, réécrit, dilué dans une poésie documentaire. Cela nourrit mon imaginaire, me fait aimer toujours autant l’espèce humaine. Si l’amour mène le monde, et s’il le fait depuis des millénaires, le sujet demeure toujours aussi intarissable. Nous jouons un acte sans fin, réglementé, avec une violence codifiée. Ailleurs, les actes sont plus brutaux. Voilà, je ne peux empêcher ma tête de tourner dans tous les sens le spectacle qui m’a été offert.