Il y a si longtemps, cette treizième année de ma vie, que je n’ose parler de souvenirs. Ma mère m’a remis il y a quelques semaines une partition pour le piano que j’avais écrite à cet âge.
Je peux me rappeler le vieux piano qu’il était déjà; il réside maintenant au sous-sol de la maison familiale, totalement hors-champ dans ses tonalités. Il avait déjà cent ans que j’y ai esquissé des notes.
La manuscrit retrouvé comporte trois petites pièces. De simples accords majeurs et probablement erronés par-ci, par-là. La table des matières inscrite au couvert intérieur annonce trois pièces : Reposante, Irène et Quatre mains. Or, le manuscrit est composé des deux premiers titres alors que la troisième s’intitule Jacques.
Ce qui m’a davantage surpris est le style d’écriture que j’avais pour cet âge. Ma signature se faisait déjà en grandes vagues qui empêchaient l’accès à mon monde intérieur, signature d’autant plus expressive que la mienne, cinquante années plus tard, possède encore son mur, mais peu d’incursions vers les profondeurs.
J’ai peu de mémoire, on dirait pour la vie. Certains sont des scribes éléphantesques, ma cervelle est plus sélective, faite d’instants présents plus ou moins classés, plutôt des sédiments affalés sur le lit silencieux de mes impressions.
Faites d’accords répétitifs, surtout naïfs, ces piécettes trahissent tout de même ce que je semble être encore: une âme fragile entourée d’orgueil, un cœur volontaire, déjà soucieux de se protéger des blessures que la vie impose.
Je ne suis pas Poissons ascendant Cancer pour rien. J’ai Jupiter et la Lune en Sagittaire, c’est tout dire, madame Chose, sans oublier Saturne en Capricorne, Saturne le maître d’école qui se prend pour Confucius et qui n’hésite pas à vous appesantir de vieillesse. Et puis, j’ai Vénus en Bélier, très haute dans le ciel, l’artiste enflammé, l’amoureux bourdon. Enfin Mars en Gémeaux, le volontaire à tout faire en même temps. Bon à tout, donc bon à rien et vice versa. J’oublie Pluton et Neptune. Mais ce sera pour une autre histoire.
J’ai bien sûr été agréablement surpris de retrouver cette velléité pianistique. J’ai beaucoup tenté dans ma vie, j’ai exploré quelques passions qui sont toujours un peu les miennes.
Musique, photographie, écriture, amours, travail, travail.
Un de mes tantes écrivait récemment qu’elle était arrivée à l’hiver de son existence. C’est une jolie manière de concevoir le cycle de ses respirations.
Parfois, je me dis que je devrais davantage me souvenir et ne pas jeter si rapidement le passé aux oubliettes. Je conserve très peu de choses de mon existence, peut-être trop occupé à tenter de saisir le présent qui m’échappe pourtant.
L’astrologue en moi me fait porter mon regard davantage sur ce qui doit devenir, un rappel ici de ce Sagittaire à la flèche dirigée vers le ciel et de ce Capricorne cultivant le sol.
Je suis composé de traditions et d’idées révolutionnaires. Mais comme je suis une abeille travailleuse, je suis loin du trône de ma reine, étranger aux véritables honneurs, à nager contre le courant d’une rivière dans l’espoir de pondre en amont mes œufs.
J’ai le privilège d’avoir toujours vivants mes parents. Pour reprendre les propos de ma tante, ils sont devenus maintenant hivernaux, mais leur présence réchauffe toujours mes veines.
Il n’est pas étonnant que je leur ait offert, il y a cinquante ans, quelques accords timides. L’amour des gens tranquilles n’est pas une symphonie, mais un ver d’oreille constamment joué dans l’aréna de ses certitudes.
Je pourrais sans aucun doute jeter ce manuscrit sans valeur. Il a fait son chemin jusqu’à moi, comme s’il fallait qu’il cogne une dernière fois à ma porte. Mais ensuite, il me faut continuer à chanter, à changer, à être constamment la chenille étouffant dans son cocon, prête à mourir une fois qu’elle aura battu de ses propres ailes tout en s’enivrant du danger d’être, au hasard de son vol, happé par un oiseau ou un phare de voiture.