La contemplation suivante fait partie du bardo, les pratiques préparatoires à la mort dans la tradition tibétaine, et elle n'est pas facile. Sur cinq feuilles de papier distinctes, notez les cinq objets physiques les plus importants de votre vie. Pour moi, il s'agit de mon piano à queue, de ma bibliothèque, de tous mes albums et enregistrements, de ma maison et de mon ordinateur. Quels qu'ils soient, faites-les entrer dans votre esprit et votre cœur et réfléchissez à l'importance qu'ils ont pour vous. Tenez chaque morceau de papier, puis déchirez-le en lambeaux et dites « mort » en le déchirant.
Ensuite, prenez cinq autres feuilles de papier et écrivez les cinq personnes (ou animaux) les plus précieuses de votre vie. Faites-les entrer dans votre esprit et votre cœur comme indiqué ci-dessus. Faites une pause et touchez du doigt leur valeur illimitée. Réfléchissez aux beaux souvenirs que vous avez avec eux et à la joie qu'ils vous ont apportée. Maintenant, déchirez ces morceaux de papier et dites « mort » en le faisant.
Lorsque je fais cet exercice dans mes séminaires, il suscite souvent des spasmes, puis des larmes. Tout ce à quoi nous sommes attachés va disparaître ou mourir, et notre niveau d'attachement sera douloureusement révélé. Il ne s'agit pas de juger notre degré d'attachement, mais de le révéler. Il ne s'agit pas de rejeter la préciosité des objets et des personnes qui font que la vie vaut la peine d'être vécue, mais de mettre les choses en perspective et de nous aider à comprendre pourquoi nous avons du chagrin.
– Reverse Meditation, Andrew Holecek
Faire de la mort son amie. Je comprends intellectuellement ce concept. Peu ou prou dans toutes les anciennes fables, a-t-on élaboré des rites et instructions précises entourant notre arrivée aux portes de l'Inconnu, à notre passage dans un au-delà souvent cartographié de manière complexe.
Chez les Égyptiens, les défunts étaient enterrés avec le Livre des morts, un recueil de formules magiques pour guider l’âme. Les Grecs d'autrefois plaçaient une obole sous la langue du défunt pour payer Charon, le passeur du Styx. Des offrandes de nourriture et de boissons accompagnaient souvent la dépouille pour subvenir à ses besoins dans l’au-delà. Les rites incluaient des libations et parfois un holocauste d’animaux.
Il en allait de même chez les Celtes et les Germains. Leurs cérémonies étaient accompagnées de libations rituelles et d’offrandes d’armes ou d’animaux.
Pour les Navajos, la mort était vue comme une renaissance. Le défunt était honoré par un totem représentant ses exploits de vie. La communauté observait un jeûne pour méditer et honorer cette mort en un moment de célébration.
Influencés par le bouddhisme, les Tibétains offraient la dépouille aux rapaces, symbolisant le retour de l’âme à la nature. Avant le rituel, le corps était préparé en position fœtale et des moines récitaient des prières pour apaiser l’âme du défunt. Puis, un rituel de plusieurs jours aidait l'âme du disparu à naviguer dans les méandres de la réincarnation ou, chez les purs, à traverser non pas l'enchevêtrement des strates d'enfer et de paradis, mais à mettre le pied sur un nuage d'infaillible félicité.
Ces traditions ont eu leur écho dans l'enseignement du fameux Don Juan, comme l'a imaginé Carlos Castaneda, une lecture faite en ce qui me concerne au milieu de la vingtaine. Don Juan parle de cet oiseau sur son épaule, l'amie et la présence sereine de la Mort, servant à guider nos gestes.
Je crois que la mort n'a pas cessé depuis d'être là, vêtue de son ombre habituelle et guidant vraisemblablement mes actions, même si je fis comme bon la plupart d'entre nous: j'ai vécu en vivant, en jouissant, en espérant, en oubliant.
Vieillir maintenant est plus présent. J'ai vu mourir mon père l'an passé. Nous étions rassemblés autour de lui alors que le personnel médical s'affairait à lui octroyer l'aide médicale nécessaire pour mettre fin rapidement à ses souffrances. Après son décès, la famille resta près de lui à célébrer naïvement et doucement son âme flottante encore, nous l'espérions, au-dessus de notre émoi. Nous procédions à notre manière aux mêmes rituels des civilisations passées. Nous nous réconfortions et nous offrions nous dernières émotions à celui que nous avions aimé. Le médecin, qui était resté près de nous, officiait notre rituel païen. Il prodiguait le calme nécessaire comme s'il possédait une sagesse qui nous échappait.
La vieillesse est également, certes dans mon corps, mais davantage aux côtés de ma mère qui faillit mourir cette année. Elle est maintenant hors de danger et près de nous. Par sa seule présence, elle nous apprend à vieillir tout comme, par notre persistante vitalité, nous lui enseignons à poursuivre sa vie.
« Vivre, c'est vider un verre pour en remplir un autre », disent les traditions. Je ne peux savoir si elles ont raison. Elles pourraient n'être qu'une réponse approximative et maladroite à l'implacable mystère entourant notre finalité. Ou elles pourraient être aussi de réelles réponses que seule l'intuition des âmes dites primitives pouvait accueillir.
En numérisant les photos de famille, je ne peux m'empêcher de penser que cela est inutile, car c'est un geste qui sombrera inévitablement dans le vide de nos consciences. Cela ressemble à ces bouts de papier où l'on inscrit ce qui nous est cher pour ensuite les déchirer.
Les Idéalistes, ces philosophes post-quantiques, nous proposent l'existence du Un, sans pouvoir le nommer autrement. The One en anglais, conscience cosmique éternelle qui, par les manifestations éphémères de nos vies, se concrétise et s'apprend d'elle-même ce qu'elle semble connaître déjà. C'est un cercle vertigineusement étourdissant. Vivre, c'est remplir un verre qui se vide tout seul pour ensuite se remplir autrement.
Quand la mort entra dans mes pensées durant cette vingtaine chaotique, mon premier réflexe fut de me contracter, de plonger également vers une dépression poétique, tranquille et narcissique. J'ai poursuivi mon existence sans vouloir ou pouvoir me poser des questions.
Maintenant, je tente de me défaire des nœuds spirituels, philosophiques, émotifs qui ont forgé ma personnalité. Je me décontracte, forme mes muscles par une autre force. Je cherche toujours à comprendre cette mort, j'espère toujours pouvoir toucher avec mes mains ou voir avec mes yeux la lumière de la Vérité.
On en revient donc à ce fameux Un, ce à quoi les Anciens avaient de grandes réponses tout aussi nombreuses que les atomes dans nos cerveaux. On dit qu'il y a autant de particules élémentaires dans un cerveau qu'il y a de galaxies, et que la carte des neurones de ce même cerveau ressemble à s'y méprendre au réseau connectant toutes ces étoiles. L'univers serait vivant, un Gargantua de photons.
Vouloir, vivre et savoir que l’on va mourir, se désintéresser du superflu tout en s'en gavant, c'est une étrange obstination, une insistance allant au-delà du fatalisme. Si la mort est un oiseau, un gentil corbeau intelligent et voleur, c'est parce que nous avons le désir de retrouver nos ailes pour des cieux dont nous ne connaissons ni la genèse ni la finalité.
Remplir et vider, se nourrir et se saouler, aimer et oublier; toujours je me souviendrai jusqu'à ce qu'on ne se souvienne plus de moi.